« Monsieur Deligny, vagabond efficace » un documentaire de Richard Copans
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On dresse la table d’un petit déjeuner dans la pénombre. Des quelques silhouettes qu’on devine nous parviennent des postures intrigantes, des gestes répétitifs et saccadés, des déplacements singuliers : une manière d’occuper l’espace qui ressemble un peu à une chorégraphie. Pour le reste, c’est silence. Nous sommes dans les Cévennes, à la Grande Cordée, l’un des lieux de vie que Fernand Deligny a créés pour ces adolescents qu’on dit invivables : délinquants, agités, psychotiques ou relevant de l’autisme. Fernand Deligny est mort depuis 1993, mais son héritage est là, autour de cette table et des rituels d’une vie collective qui redessine ses contours chaque matin.
Ni gardiens ni médecins
Trouver refuge ensemble, autrement. D’abord instituteur dans les années 1930 au sein d’hôpitaux psychiatriques, puis éducateur pour des classes d’enfants dits anormaux, Fernand Deligny finira par s’enraciner dans les Cévennes pour y développer, à l’écart des institutions et de toute subvention, un réseau d’aires de résidence. Pour les avoir fréquentés au début de sa carrière, le pédagogue n’aura de cesse de s’éloigner de ces endroits où une société sans imagination a pris l’habitude de parquer ses sujets à la marge : ce que Deligny appelle des lieux où invivre.
Dans ces nouveaux espaces qu’il invente, il édicte, pour ses pensionnaires, un principe de cure libre, dont les grandes lignes seront : vie au grand air, disparition des sanctions autant que des dossiers médicaux (Deligny les met au feu à leur arrivée) et accompagnement par des adultes « ni gardiens ni médecins ». Surtout, il y invente un quotidien dégagé de la parole : un refuge à l’abri des mots, pour se concentrer sur tout ce qui fait l’humain au-delà du langage. Son pari : ces individus parfois délinquants, parfois psychotiques profonds, autistes ou mutiques finiront par « se résorber » (sic) dans l’existence telle qu’elle est.
Écrire à François Truffaut
Très présent dans sa narration, Richard Copans est le réalisateur et raconteur de Monsieur Deligny, vagabond efficace, sorti en 2019. Il est un proche de La Grande Cordée.
Je suis le narrateur de ce film. Sans doute parce que j’admire la constance de ses initiatives, parce que j’y vois la quête d’une liberté, et aussi, parce que, au cours de mes quinze années de voisinage, je me suis nourri de sa réflexion sur l’image. C’est un film à deux voix, celle de Deligny et la mienne, réunies par l’amour du cinéma. — Richard Copans
Car Fernand Deligny serait resté moins célèbre, peut-être, s’il n’y avait eu le cinéma. Habité par les images et par le désir d’en produire, convaincu des vertus de la caméra, le cinéphile Deligny se démène pour tirer des films de ses expériences de vie avec les adolescents. L’un des chapitres du documentaire le voit ainsi échanger des lettres avec François Truffaut, ancien jeune délinquant lui-même. Truffaut modifiera d’ailleurs la fin du scénario des Quatre cents coups après avoir visité l’un des lieux d’accueil du génial pédagogue. Les lettres de Truffaut sont lues par Mathieu Amalric, celles de Deligny par Jean-Pierre Darroussin sur des images panoramiques du parc national des Cévennes : un beau moment. Au final, en plus d’un livre de mémoires (Graine de crapule), Deligny sera l’auteur de quatre films dont Le Moindre Geste, qu’il fera parrainer par… Chris Marker et présentera à Cannes en 1979.
Ce qui frappe, au sortir des 95 minutes que dure le documentaire, c’est bien sûr la liberté inouïe du personnage. Deligny est un homme qui essaie des choses, suit des intuitions folles, expérimente sans jamais se laisser figer par le cadre. Il est, par là même, cet infatigable promeneur humaniste qui invente et révolutionne. Le film qui dresse son portrait est à son image : point trop bavard, profond, donneur à penser. Une vagabondage décidément efficace.
Ysaline Parisis
Le film aux Rencontres images mentales :
> http://www.lavenerie.be/programme/monsieur-deligny-vagabond-efficace/