THIS IS OUR MOOSIC
En 1960, Ornette Coleman sortait « This is Our Music », joyeux manifeste énergétique, bousculé et solaire, de la capacité d’inventer un nouveau langage pour un peuple en quête de reconnaissance. Le saxophoniste et compositeur avait une remarquable capacité à penser les choses, à inventer de nouveaux agencements, mais cela n’est rien sans la possibilité de les projeter sur des terrains vierges, sans le courage qui pousse à effectuer le bond vers l’inconnu. Pour inventer, construire de nouvelles formes, ajouter un chapitre à l’histoire d’une expression artistique, il faut que du terrain à bâtir reste vacant, à défricher. Ce qui n’est plus vraiment le cas en 2009. On peut se retrouver comme le quartet MOPDTK habité des mêmes visions qui animaient Ornette Coleman, mais sans espace libre où les projeter.
Ce que semble signifier le jeu de mot du titre : en 1960, déclarer « this is our musi c», c’était prendre possession d’un territoire musical inexploré, l’incorporer à son identité. Aujourd’hui les jeunes musiciens se retrouvent plutôt sur une sorte de vaste campus où ils apprennent et assimilent la superposition complexe de langages existants, saturant l’écosystème des possibles esthétiques ! « Moosic », substitué à « Music », semble le nom d’une équipe de base-ball d’une université et, rigolard, expliciterait le déplacement de contexte. Alors ? Les jeunes musiciens ne peuvent que jouer sur un terrain référentiel riche et piégé. S’y faire de la place pour réinventer et déménager les évidences ou s’inscrire en continuateur scrupuleux de telle ou telle tendance (académismes et revival). MOPDTK opte délibérément pour la première piste, adoptant la position du contemporain telle que décrite par le philosophe italien Agamben : non pas épouser ce qui semble remplir l’air du temps, mais « obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir dans cette obscurité même, la « lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas » » (Didi-Huberman).
Il faut plonger l’histoire du jazz assagie et amortie dans un black-out total pour en laisser revenir les lueurs créatrices, musique d’apparitions saisissantes. Le mieux est de fragmenter l’héritage coincé, y opérer des fractures, des interstices et s’y engouffrer. Alors c’est tout un labyrinthe de nouvelles possibilités qui s’ouvre à l’intérieur même des inventions déjà connues. Transformer, revisiter, déplacer, muter, souligner, amputer, accoler. Autour tout est noir et ce jazz est de lumières. Cavalcades virtuoses comme ces poursuites interminables de dessin animé faites de métamorphoses, explosions, pulvérisations, inventions ingénieuses pour exterminer et renaître aussitôt (visionnez sur Youtube la création graphique accompagnant une composition de MOPDTK).
L’album « This is Our Moosic » est pensé par le contrebassiste Moppa Elliott pour un quartet de déménageurs complètement dingue : puissance légère, mille idées montées sur ressorts, agitées collectivement en poudre aux yeux, en mitrailles qui criblent de microscopiques ouvertures les schémas préétablis. Les articulations sont musclées, la souplesse acrobatique, les grands écarts haletants, quel abattage ! Ce qui permet de donner cette impression de neuf jaillissant du déjà entendu provient des relectures et réécritures personnelles de chaque musicien. Dans les formes connues, ce sont de nouvelles histoires qui se tatouent, s’incrustent grâce aux techniques virtuoses et véloces impressionnantes, éblouissantes même s’agissant du trompettiste Peter Evans. Le numéro commence par un hommage bien pulsé, très garni, genre wonderbras, au boogaloo (genre musical mêlant Soul, Rythm and blues, rythmes afro-cubains) et à quelques légendaires hits Blue Note (Lee Morgan, Herbie Hancock). « Two Boot Jack » est un concentré de brass band, piétinant à la folie, émulsionné sur ses bords de crête d’une chouette écume free, juste ce qu’il faut, avant de fignoler quelques délicatesses fanfaresques. « Fagundus » est un remarquable travail de style qui rallume le réacteur coltranien des années 60, affolant la quête de la note paroxystique, du chorus absolu surplombant toute musique et tout silence, touchant l’horizon indépassable. Prêche et macho-jazz. « The Bats in Belfry » se construit notamment en promenant Batman (Danny Elfman) dans « L’après-midi d’un faune » de Debussy. Flottements poétiques, rigueur et vigueur des solos très ligne claire. « East Orwell » démarre soyeux dans le smooth et termine dans le speed écorché jubilatoire. « My Delightful Muse » est le morceau le plus « masadien », Masada étant la précédente réactivation réussie du quartet à la Coleman (saxo, trompette, basse, batterie), une mélodie ancestrale avec des développements denses, échevelés, accélérés, chaotiques… On termine par une reprise de Billy Joel, farandole neuneu qui fermente petit à petit, se décentre, finit par dérailler… Pour l’art de la reprise selon MOPDTK, visionner aussi sur Youtube leur version de « Night in Tunisia » et son inattendu solo de saxophone. Mais il est impossible de figer ces morceaux en une quelconque description. À l’intérieur, ça bouge énormément, des passerelles sont lancées entre différents genres, des affinités sont flinguées, les techniques rapides et inventives donnent le tournis, la dynamique est infernale : le rebond d’une référence à l’autre est infini, les manières de kidnapper une influence pour la détourner sont franches, inventives, rentre-dedans.
Le jazz est ainsi une histoire vive jamais finie, toujours en train de se penser, de se remettre en question, de se raconter autrement en fonction de l’empreinte que chacun y laisse. Une luminothérapie en direct de la source lumineuse lancée en 1960 qui affirmait, politiquement et esthétiquement, la prise de possession d’un nouveau territoire musical autonome : « This Is Our Music ». L’esprit reste, mais la revendication change : c’est du bon, bon fun.
Pierre Hemptinne