Des révoltes qui font date #76
Du 9 au 13 septembre 1971 // Mutinerie de la prison d'Attica
Sommaire
De Charles Mingus à John Lennon en passant par Bob Dylan, Gil Scott-Heron mais également Frederic Rzewski et Colette Magny, nombreux sont celles et ceux qui ont abordé ce sujet dans leurs chansons, voire même sur un album entier. C'est le cas du jazzman et militant noir Archie Shepp qui enregistra au mois de janvier 1972, avec un budget réduit et en seulement trois jours, l'un des disques les plus ambitieux et emblématiques de la seconde moitié du 20ème siècle.
La mort d'un prisonnier attise des braises déjà prêtes à s'embraser
Tout commença lorsque, le 21 août 1971, le militant afro-américain, alors âgé de 29 ans, George Jackson fut tué par des gardiens dans la cour de la prison de San Quentin en Californie, dans des circonstances qui restent encore aujourd'hui non élucidées. L'onde de choc de cet évènement eut un impact non négligeable sur l'ensemble de la communauté noire américaine, en particulier dans la sphère militante, que ce soit au sein des Black Muslims ou des Black Panthers.
Mais surtout, la mort de George Jackson attisera à la prison d'Attica les braises déjà chauffées à blanc d'une révolte à venir de détenus qui réclamaient depuis plusieurs mois que leurs conditions inhumaines de détention puissent changer.
Les revendications des détenus étaient nombreuses et variées, que ce soit au niveau de l'hygiène (ex. demander à pouvoir se doucher plus souvent car ils n'avaient droit qu'à une douche par semaine et de pouvoir disposer de papier hygiénique à volonté car ils ne recevaient qu'un seul rouleau de papier toilette par mois et par personne), jusqu'à des demandes liées à la liberté de culte, au droit de se rassembler à des fins politiques ou religieuses, aux soins médicaux mais aussi une meilleure formation des gardiens, ainsi que la mise en place de programmes d'éducation et de réinsertion.
Dès le mois de juillet 1971, cinq détenus se désignant comme le "Attica Liberation Faction" envoyèrent au gouverneur Nelson Rockefeller un courrier en forme de manifeste incluant des demandes qui concernaient les conditions quotidiennes de détention et dénonçant en particulier l’attitude très autoritaire du directeur de l’établissement, Vincent R. Mancusi.
Cher Monsieur, Vous trouverez ici un exemplaire de notre manifeste de demandes. Nous estimons nécessaire de vous le transmettre afin que vous soyez averti de nos besoins et du besoin d’une réforme de la prison. Nous espérons que vos services ne nous feront pas de difficultés à l’avenir parce nous vous informons des conditions de vie en prison. Nous agissons ainsi d’une manière démocratique et nous espérons vraiment que vous nous apporterez votre aide. Bien sincèrement [non signé]. — courrier du "Attica Liberation Faction" au gouverneur Nelson Rockefeller
La rumeur que des prisonniers auraient subi des actes de torture de la part des gardiens mit le feu aux poudres et déclencha la mutinerie. Au quatrième jour de cette insurrection, près de 500 militaires prirent la prison d'assaut sur ordre du gouverneur Rockefeller. Bilan de l'intervention : 10 gardiens tués (dont 9 lors de l'assaut, tués par les armes de la police) et 29 prisonniers (4 prisonniers ont été tués par leurs codétenus, les 25 autres par la police).
Un an après les faits, une sorte de cantate moderne pour un spiritual profane
Pour le saxophoniste ténor, pianiste, chanteur et homme de théâtre qu'est Archie Shepp, cet évènement deviendra le sujet principal d'un album, Attica Blues, qui n'est que la suite logique et cohérente d'un engagement sans faille pour la cause noire, déjà fort présent sur plusieurs de ses précédents disques. Que ce soit sur The Cry of My People, véritable ode aux racines africaines, ou sur le très jusqu'au-boutiste Poem for Malcolm, composé en hommage au leader politique assassiné, Shepp ne s'est jamais détourné d'une forme de lutte qui s'est toujours exprimée par des créations sans concession qui ont marqué de nombreuses figures des musiques afro-américaines (des années 1960 à nos jours). Au-delà du thème d'actualité abordé par Archie Shepp sur Attica Blues, le véritable tour de force du disque réside en un éclectisme musical et esthétique poussé à son paroxysme, quitte à en déconcerter plus d'un·e.
Dans sa tentative plus que réussie de réaliser une sorte de cantate moderne articulée autour d'un texte issu d'un spiritual profane, Archie Shepp rassembla autour de lui de nombreux·se·s intervenant·e·s issu·es à la fois de la scène musicale de l'époque (Clifford Thornton, Marion Brown, Leroy Jenkins, Dave Burrell, Jimmy Garrison) mais aussi de poètes comme Bartholomew Gray et de chanteur·euse·s qui incarnent avec beaucoup de subtilité des textes qui font clairement écho aux maux de l'Amérique.
Archie Shepp - Attica Blues
I got the feeling that's something's goin' wrong
And I'm worried bout the human soul
I've got a feeling
If I could have had the chance to make the decision
Every man could walk this earth on equal condition
Every child could do more than just dream of a star
Bringing voices to a world that's gettin' old...
Do I worry do I worry yes I worry 'bout the human soul, yeah...
I hear voices, I see people
I hear voices, I see people
I hear voices of many people, sayin'
Everything ain't everything
Des paroles écrites à partir d'un poème du batteur de Shepp, Beaver Harris (crédité sur l'album par son prénom, William G. Harris), mais il est clair que Shepp partage sa même vision des choses : « Je m'inquiète pour l'âme humaine. »
La présence très symbolique de l'avocat William Kunstler qui défendit la cause de jeunes leaders politiques radicaux comme Angela Davis et Bobby Seale des Black Panthers renforce encore plus la dimension militante de cet album qui rejoint en cela d'autres disques importants sortis à la même période comme What's Going On de Marvin Gaye, Ghetto Reality de Nancy Dupree, There's a Riot Goin' On de Sly & The Family Stone, Innervisions de Stevie Wonder, The Iron Pot Cooker de Camille Yarbrough.
Mais à la différence de ces différents opus, la véritable réussite de Attica Blues réside donc en sa tentative assez inhabituelle et nouvelle pour l'époque de décloisonner, sous une apparente unité, différents genres musicaux comme le blues, le gospel, le folk, le rock, le free jazz, la soul, le funk, ou encore le spoken word. — David Mennessier
À ce titre, Attica Blues préfigure les travaux d'hybridations musicales opérés par des artistes plus récents, issus de courants musicaux qui se sont beaucoup rapprochés ces quinze dernières années. Des Roots à Common en passant par Kamasi Washington, Janelle Monáe, Shabaka Hutchings et Kendrick Lamar, on assiste depuis quelque temps à des croisements esthétiques dont les racines sont clairement proches des principes mis en place sur le Attica Blues de Archie Shepp, avec cette fois-ci en toile de fond une Amérique qui tente, à travers le mouvement politique Black Lives Matter, de panser les plaies des années Trump (violences policières, non dénonciation des activistes suprémacistes, etc. ).
David Mennessier
image de gauche : affiche du film Attica de Cinda Firestone
image de droite : pochette de l'album Attica Blues d'Archie Shepp (Impulse!, 1972)
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
Dans le même dossier :
- Grandir est un sport de combat « Olga » d'Elie Grappe
- Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski
- « The Revolution Will Not Be Televised » – Gil Scott-Heron
- Mouvement des gilets jaunes / Un documentaire de François Ruffin et Gilles Perret
- Opposition à la 2ème centrale nucléaire à Chooz / Une ballade du GAM