Sisyphe au pays des Bretzels : « Ne croyez surtout pas que je hurle » (Frank Beauvais)
Commençons par la forme puisque c’est l’élément le plus évident de ce film, le plus marquant aussi. Confronté à l’envie de raconter, sa vie, la vie, en ces six premiers mois de 2016, Frank Beauvais choisit de faire un gigantesque collage. Il vient de passer son temps de solitude à visionner 400 films, à raison de quatre à cinq par jour. Il parle lui-même de visionner, et non de regarder, ou voir, comme si dès le départ son approche était déjà professionnelle. De ces films, il va retenir quelques images, des séquences insolites, sorties radicalement de leur contexte, choisies sans aucune volonté de représenter les œuvres en question. Assisté au montage, en fin de processus, par Thomas Marchand, il a trié et indexé les 60 heures de fragments retenus avant d’essayer de leur trouver un ordre de passage, une logique de succession. Les images accompagnent ou sont accompagnées par un long texte, un monologue qui combine son histoire personnelle et la situation sociale et politique en France en ce début de 2016.
« Janvier 2016. L’histoire amoureuse qui m’avait amené dans le village d’Alsace où je vis est terminée depuis six mois. A 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d’avenir, en plein cœur d’une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. » — Frank Beauvais
Du côté de la « grande Histoire », le pays se trouve en état d’urgence. En novembre 2015, une série d’attaques ont frappé Paris, des fusillades aveugles, des attentats-suicides, revendiqués par l’organisation terroriste Daech, dont le massacre du Bataclan. Passé les premiers jours de stupéfaction et de rage, c’est la réponse de l’État qui commencera à inquiéter Beauvais. Comme il le dit en introduction du film : « J’aborde le début d’année avec un mélange confus de dégoût, d’appréhension et de peur. Le pays, celui des journaux, des informations, celui des villes surtout, est toujours en état d’urgence. Les tenants du pouvoir entretiennent leur meilleure alliée, la peur, à grand renfort de contrôles policiers, de surveillance militaire, de perquisitions. »
Du côté de la vie privée, on est dans ce qu’il appellera un « état d’urgence intime ». Début janvier 2016, Frank Beauvais est en Alsace. Il avait quitté Paris quelques mois plus tôt pour s’y installer avec son compagnon, dont il vient de se séparer. Il se retrouve seul, isolé dans un petit village, sans voiture. Il ne sait pas conduire de toutes façons. Sans emploi, sans vie sociale, dans une région qui ne lui convient plus, il va se rabattre sur sa passion du cinéma et regarder, pardon visionner, des DVD toute la journée. Pendant ces six mois après la rupture avec son ami, il va passer de son installation à la campagne à la souffrance d’une solitude à peine interrompue par la visite de quelques amis, de Paris, du Portugal. Son père, qui ne l’a jamais compris, jamais soutenu, viendra pourtant s’installer chez lui quelque temps, et mourra, devant Le Ciel est à vous de Jean Grémillon, qu’ils regardaient. Sa mère, absente à l’image, passe parfois le voir, et regrettera son départ. Car bien sûr ce n’est pas tenable, Beauvais va devoir retourner à la ville, il ne sait juste pas laquelle. Il va hésiter entre Porto et Paris, ce sera finalement Paris.
C'est là qu’il commencera le montage du film, et l’écriture du texte. Le ton de celui-ci et la forme du collage évoquent bien sûr les expérimentations cinématographiques de Guy Debord, de la Critique de la séparation à In girum imus noctis et consumimur igni, eux aussi composés d’emprunts, d’images détournées, soutenues par un texte en voix-off. Ici aussi, le propos est dense, politique, affectif, social. Beauvais alterne la description de sa situation, évoquée chronologiquement, et sa réaction aux événements extérieurs : une succession d’attentats en France et dans le monde, les morts célèbres de l’année (déjà un sujet de déprime), ici Abbas Kiarostami ou Michael Cimino, et surtout la vie d’une France coincée entre la répression et le Black Bloc, le nouveau désordre. Le marasme national, et sa propre impuissance contre lui, lui procurent « une rage contenue », qui l’étouffe et qu’il noie dans le cinéma des autres, avant de lui suggérer le sien.
Commencé avec les attentats de Paris, le film se poursuit avec ceux de Nice le 14 Juillet. Cette fête, qui ne lui suggérait que mépris pour le patriotisme des boutiquiers et « le fétichisme du drapeau », devient le champ de bataille des médias. Oscillant entre l’hémoglobine, la manipulation des affects, la récupération douteuse, ceux-ci vont se gargariser de peurs irrationnelles et de phrases creuses parlant du « deuil qui rassemble un pays déchiré » et de « victimes innocentes fauchées ». Tout cela lui évoque la dynamique qui va de la « fabrique des martyrs », à « l’opportunisme des fossoyeurs, la pornographie de l’horreur », pour finir dans le conditionnement sécuritaire et le bruit des bottes. En réponse à l’accélération des événements et aux autres catastrophes qui frappent le monde, les séquences suivantes seront exclusivement tirées de films d’horreur.
Comme dans le reste du film, les plans sont composés de scènes à la fois énigmatiques et banales. Beaucoup de paysages, d’objets et les quelques humains sont incomplets, figurés à moitié. Beaucoup de pieds, de mains, de personnages de dos, peu de regards. Le choix a été fait de ne presque pas montrer de visages et surtout jamais celui d’acteurs connus. Le réalisateur donne à cela deux raisons : tout d’abord, les « vedettes » symbolisent l’industrie du cinéma qu’il déteste, celui de l’argent, du capital. Ensuite leur inclusion aurait risqué de transformer le film en quiz, où le spectateur aurait passé son temps à rechercher le titre du film, le nom de l’acteur, dans ses souvenirs, plutôt que de suivre le déroulement du propos. Il a préféré retenir ce qu’il appelle des plans oubliés, des déplacements de caméra, des inserts, des membres disjoints, la nature.
« À Strasbourg, comme sur l’ensemble du territoire, on a commencé à se mettre debout la nuit, en réaction à la morgue d’un gouvernement qui n’a d’autres couleurs que celles du capital. Je suis intrigué par ces rassemblements citoyens et songe même par moments à y aller voir de plus près. Mais je sais confusément que je n’y ai pas ma place et je sens la partie perdue d’avance. » — Frank Beauvais
Même s’il veut représenter une tranche d’histoire très précise, le film continue de résonner aujourd’hui. Le voir à présent attire irrésistiblement une comparaison avec l’actualité, celle d’un même confinement, en partie imposé, en partie causé par la situation. Beauvais pourrait faire ce film aujourd’hui. Sans doute l’actualité lui donnerait la même envie de fuite, et sa réaction serait la même : « Alors je ferme les volets, j’éteins les lumières, et je retourne à mon écran, le lieu des obsessions magnifiques où les mirages de la vie se teintent de sublime. Je ne vois plus de monde, je ne vois plus le monde. J’essaie de le penser à travers les films, les films seuls, que je vois jour et nuit. »
(Benoit Deuxant)
Le film est ponctué de références musicales, de morceaux que Frank Beauvais cite ou écoute. Ce sont les vidéos choisies pour illustrer cet article.
Zippo – « Maintenant j’ai une hache »
Françoiz Breut – « Écran total »
Gontard – « La France des épiciers »
Bonnie Prince Billy – « I See a Darkness »
Catherine Sauvage – « Est-ce ainsi que les hommes vivent »