NOTRE PAIN QUOTIDIEN
Nikolaus Geyrhalter a placé sa caméra au cœur des plus grandes exploitations agricoles européennes, ouvrant les portes d’endroits habituellement inaccessibles, pour filmer les champs, les élevages, les abattoirs… comme des lieux industriels et stériles uniquement destinés à la productivité.
Tourné pendant deux ans, le film se distingue par l'absence de commentaires et d'interviews. Ce choix radical a pour objectif de montrer les situations de travail en laissant, à travers de longues séquences, suffisamment d'espace à la pensée, aux associations. Le spectateur peut ainsi plonger dans cet univers de productivité ultra-intensive et se faire sa propre opinion.
Nikolaus Geyrhalter révèle les rouages étonnants de l'industrie agroalimentaire à travers des images extrêmement esthétiques dont la froideur peut déconcerter. Le film est construit comme une succession de tableaux rassemblés au moyen d’un montage fluide et parfait, soutenus par une simple captation sonore des bruits ambiants. Les longs travellings et les plans larges et fixes, minutieusement cadrés, permettent d’englober la répétition d’un geste, d’une opération, et nous forcent ainsi à observer, à nous questionner. Entre fascination et effroi, on s’émerveille de l’ingéniosité des machines modernes, mais on prend également conscience des sacrifices qu’implique la production de masse. Qu'il s'agisse de l'aspirateur à poules ou du tracteur à pinces pour secouer les oliviers, de l'éventreur mécanique de poissons, au sécateur électrique pour couper les pattes de porc, le documentaire montre une nature et des animaux traités comme des choses, de la matière première. On découvre un monde déshumanisé avec des hommes et des femmes interchangeables travaillant à la chaîne comme des robots. C’est le triomphe de la machine. Le documentaire n’est pas sans rappeler le film de Charlie Chaplin « Les Temps Modernes ». Aux scènes de récolte, d’élevage, d’abattage et de pêche succèdent systématiquement les repas des travailleurs, comme pour mieux « alimenter » la réflexion et ne pas oublier qu’au bout de la chaîne se trouve notre estomac.
Nikolaus Geyrhalter a réalisé un film terrifiant et fascinant, qui donne le vertige tant il associe la beauté et l'horreur, l'admiration et la répulsion. Sans discours bioéthique, il dresse un panorama réaliste de l’industrie agroalimentaire du XXIe siècle, que l’on est libre de rejeter ou d’accepter.
Est-ce cette agriculture-là dont notre monde a besoin ?…
Catherine Mathy
Note : Le film de Nikolaus Geyrhalter a reçu le Grand Prix au Festival International du Film Documentaire de Paris en 2006, le Prix Spécial du Jury au Festival International du Documentaire d'Amsterdam en 2005, le Prix Spécial du Jury du Festival international EcoCinéma d'Athènes en 2006, le Prix Arte 2006 et le Prix EcoCaméra aux rencontres internationales du documentaire de Montréal 2006.