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Pointculture_cms | critique

LATE PLAY

publié le

Magnus BROO & Paal NILSSEN-LOVE Paal NILSSEN-LOVE & Nils Henrik ASHEIM

 

pbpnl

 

Paal Nilssen-Love (Norvège), détonateur de singularités, est de ces batteurs qui s’écoutent avantageusement en solo tant son langage est évolué. Son registre est incroyablement étendu, ramifié en connexions personnalisées entre bagage technique hyperdéveloppé et vocabulaire sensible impressionnant, entre motricités physique et mentale. Il force ses rythmes, ténus ou musclés, en réseau spirituel avec la « totale » de ses batteurs préférés (Art Blakey, Tony Oxley, Ed Blackwell…) qu’il s’est gravé dans ses synapses, une immense bibliothèque de la percussion dont les pages battent à vif dans son cœur et sa mémoire et où il puise, selon les situations, des matériaux, des exemples, des échantillons qu’il interprète, cite, analyse, transforme dans un dialogue permanent avec ces sources d’inspiration. Son étonnante spontanéité tient à cette attitude constante d’élève avide d’apprendre et d’affronter tous les problèmes, toutes les figures compliquées qui stimule son ingéniosité à inventer des solutions originales, en souplesse et simplicité. Chaque obstacle est abordé d’une oreille neuve. Une quête boulimique de tout ce qu’il est possible d’exprimer en tapant, percutant, frottant, en allumant d’étranges polyrythmiques qui se rapprochent de phrases mélodiques. On dirait qu’il ne répète jamais deux fois les mêmes modules, que ses baguettes ne frappent jamais deux fois au même endroit, il cherche toujours de nouvelles voies et combinaisons. Prolixe. Jamais bavard pour ne rien dire. Jamais de remplissage. Jamais de démonstration de force, de virtuosité grandiloquente. Souvent des structures mobiles de petites phrases qui croissent très vite, en tous sens, puis se dispersent, rejaillissent ailleurs. Frêles constellations clignotantes. Croquis lumineux. Articulations fermes et sonores. Chapelets véloces. Rafales économes. Bouquets concis et précis. Vitesse construite. Une recherche de savoir-faire toujours en mouvement, toujours en recherche, toujours curieuse. Il joue dans de nombreuses formations (Atomic, Original Silence, Territory Band, FME, No Spaghetti Edition…), multiplie les rencontres (Gustaffson, Vandermark, Joe McPhee, Peter Brotzmann…), il est toujours en recherche de ce qui peut secouer ses références, son savoir-faire, ses certitudes.À l’écoute de l’autre mais surtout avide de modeler et expulser cette chose qu’il a en lui, la grande question du rythme, d’où vient-il, que représente-t-il, comment fonctionne ce système symbolique de frappes, de touches, de syncopes, de silence ? Il est ainsi un producteur exceptionnel de pulsions et impulsions, alternance de certitudes et de doutes, un suspens, quelque chose qui tient en haleine…

Histoire de diversifier encore ses activités, il crée son label et édite deux duos substantiels, étonnants. Célébration du dialogue, bien entendu, mais qui n’évite pas les abstractions, les incompréhensions, les impossibilités, les angles morts. L’objectif n’est pas uniquement de jouer à l’unisson, mais de montrer en quoi les deux pratiques se questionnent mutuellement, renvoient chaque musicien à son propre parcours dans une réelle économie d’échanges. Transferts de compétences, de mémoires, d’expériences. D’abord avec le trompettiste Magnus Broo. Comme Paal Nilssen-Love lui-même, mais aussi Ken Vandermark, Mats Gustaffson et bien d’autres, il s’agit d’un surdoué qui écoute et décortique toute la littérature pour trompette. Il est hanté par les souffles de Don Cherry, Donald Ayler, Bobby Bradford, Lester Bowie… Il se constitue un style à lui en arrachant, déchiquetant des petits sons et en les recollant bout à bout, en racontant sa vie de trompettiste à partir de toutes ces particules d’autres trompettistes qu’il attire à lui par magnétisme, parce qu’elles lui ressemblent, mystérieusement. Il raconte cette attirance et comment ces particules vivent en lui, s’implantent, corps étrangers pourtant familiers. Sa matière de trompettiste est faite de ces particules malaxées, pétries, soufflées parfois comme du verre, réfléchies. Il les joue dans tous les sens, pour essayer de comprendre leur raison d’être, de décrypter leur raison d’être toujours plus « au-delà ». Ici aussi prédomine un jeu subtil de références (évocations de styles) et citations (micromorceaux de thèmes), mais dans un travail de recomposition et recherche d’une nouvelle langue. Il y a toujours, à la base d’une musique, des influences digérées, reproduites et transformées en de nouvelles compositions ou savoir-faire. Mais ce n’est uniquement de ce genre de transmission dont il s’agit ici, une autre discipline s’esquisse à partir de cette question de l’héritage. Magnus Broo ne cherche pas à transcender des traces d’influences, mais en expose le processus dans toutes ses contamination et appropriation organiques, chimiques, cellules anciennes contre cellules nouvelles qui se mangent, se pénètrent, se multiplient en chantant, en chuintant, couinant et gazouillant. Tout démarre dans une belle poussée, en fouinant le périmètre « sacré » de la fanfare, là où il s’est passé énormément de choses fondatrices pour le jazz: question du corps, d’attitude sociale, de démarches et mouvements, de se grouper, d’organiser la portée du son… Musique toujours en marche. La trompette trace la substance brute de longs phrasés qui est ensuite reprise, travaillée en phrasés courts et secs ou soufflée en propositions plus longues, instables, phrasés qui peuvent franchement claironner, partir en vrilles éraillées, s’aplatir et s’étirer en se hérissant, se perdre dans l’indistinct, se ponctuer de toux énergiques, compressées, accélérations en ellipses (les notes sont « mangées », survolées, aplaties)… Nouvelle version de la marche en lignes brisées, exploratoires, zigzags introspectifs, dans le vide. C’est pimenté souvent de jolis pas de danse exotiques (élargissement de l’inspiration jazz à d’autres communautés), improbables, qui trébuchent, piégés dans ce texte dense de trompette en abîme au souffle buriné. La percussion hyperinventive ventile à merveille, de ses ponctuations atypiques, ces confessions cascadeuses d’un homme habité de tous les génies de la trompette.

 

 

pnlL’autre duo ouvre un territoire autrement particulier, avec les grandes orgues de Nils Henrik Asheim. Compositeur né à Oslo, il écrit aussi bien des pièces pour musique de chambre, musique sacrée que pour du café-théâtre et des cérémonies tout ce qu’il y a de plus officiel et médiatique: les Jeux Olympiques de Lillehammer (1984) et le mariage royal (2001)! À côté de ça, passionné par l’histoire et les possibles de son instrument (grandes orgues), il se livre à d’autres défrichages sonores nettement moins académiques: par exemple son duo avec Lasse Marhaug (Jazkammer) dans un dispositif électronique-noise-trash-metal-orgue peu ordinaire (enregistrement disponible : « Grand Mutation »). Avec un instrument aux frappes multiples qui courent aux quatre points cardinaux et l’autre dont l’amplitude du souffle peut être monstrueuse et tout submerger, jouer ensemble consistera à «se retirer» pour laisser de la place à l’autre, à se partager le territoire. Nilsen-Love privilégie, dans un premier temps, les petits protocoles percussifs, brefs et très sonores, évoquant l’appel abstrait à la prière, délimitation théâtrale du temps de recueillement. Légers protocoles qui arpentent le temps et les distances. L’orgue l’accompagne discrètement, juste un souffle malaxé, l’écho de quelques mécanismes qui fondent dans la percussion, lui donnant une texture aérienne, pneumatique, très plastique, malléable. Éphémère. Le batteur va dériver vers des sons griffés, des traînées aiguës, entre plaisir et douleur, à connotation mystique, un appel clair aux dimensions sacrées de l’orgue (et aussi à la fonction archaïque du rythme, serait-ce un terrain d’entente ?). Celui-ci évitera de tomber dans ce panneau « cliché », il va biaiser, senha cacher, fluer, contourner, fuguer, envelopper le batteur d’un fluide monochrome. Le côté matériel de la percussion résonne bizarrement dans la vague immatérielle de l’orgue. Il y a des passages plus amples et orageux, tumultueux où les deux instruments rejouent la chute des anges, leur engloutissement dans des entrailles sonores soulevées, fusion chaotique. Puis des variantes plus corporelles, charnelles, où le batteur cherche l’intrusion, provoque au corps à corps et où l’orgue aguiche en distillant de fluettes chimères, silhouettes de verre sidérantes et en grondant ici ou là, dans le fond, pour maintenir une sorte de pression tapie, de fantasme de puissance toujours prête à se déclencher et que les pluies sèches de la batterie tentent de provoquer (« allez, montre-toi, déchaîne-toi »). Se poursuivant, s’interpénétrant fugacement, par accident, les deux instruments métamorphosent sans cesse leurs registres, leurs enveloppes, trompent leurs stéréotypes, jouent à cache-cache et de cette manière déplacent leurs agencements sonores atypiques dans un horizon de plus en plus large, comme ces nuages plein de reliefs qui s’élargissent, s’estompent et finissent par occuper le ciel entier, avant que d’autres formes en mutation viennent moutonner, s’y amalgamer et dilater encore l’impression de l’espace disponible à embrasser, communiquant au spectateur une étrange euphorie, fluide et pourtant portée par le tricot discret d’un tam-tam, lointain, arythmie étouffée du sang…

Pierre Hemptinne

 

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