"Noces" : Liberté versus tradition
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Modernité versus tradition : l’éternel anachronisme ?
De tous temps, la modernité s’est dressée face à la tradition, soit en s’appropriant ses codes pour les réinventer, soit en marquant une scission définitive avec ces derniers. Si Claude Monet s’est contenté de flirter avec la peinture abstraite quand Kasimir Malevitch s’aventurait dans une voie redéfinissant radicalement l’art pictural, tous deux ont en commun d’avoir nourri un désir d’émancipation suffisamment viscéral pour s’extraire des carcans autrefois définis par l’autorité académique.
« Il faut vivre avec son temps », c’est ce que la mère de Zahira, dépourvue de toute ironie, suggère en lui annonçant qu’elle devra faire connaissance avec ses trois prétendants au mariage via une vidéoconférence Skype, ces derniers vivant au fin fond du Pakistan. C’est là tout le paradoxe de ce sempiternel poncif, aussitôt égrené qu’il est déjà has been : la modernité ne vit jamais avec son temps, et c’est d’ailleurs à cela qu’on la reconnaît.
Zahira, dans Noces, peut donc être vue comme une personnification de la modernité, non pas en un quelconque sens progressiste, voire mélioratif, mais simplement parce qu’elle est éprise d’un élan de liberté tel, qu’elle ne pourrait se prêter sans rechigner au jeu millénaire du mariage arrangé. Et puisqu’elle est tiraillée entre l’amour pour sa famille – et donc pour la tradition – et le souffle libertaire qui l’anime, Zahira est finalement bien plus Monet que Malevitch.
Amour romantique à l’heure du numérique : désenchantement et idéalisation
Quand Zahira et sa meilleure amie, Aurore, comparent les photos des trois soupirants dans une avalanche de rires nerveux, elles agissent comme deux jeunes femmes occidentales le feraient aujourd’hui devant une série de profils Tinder, l’application de rencontres en vogue chez les 18-25 ans. La scène pourrait prêter à sourire si l’avenir de Zahira dans son intégralité n’était pas définitivement astreint à l’un de ces trois inconnus et si l’aspect futile que revêt l’échange entre les deux jeunes femmes ne contrastait pas tant avec le caractère fatidique de l’enjeu qu’il induit inévitablement.
L’application Tinder semblerait avoir presque rendu triviale la rencontre amoureuse en réduisant les êtres humains à des profils numériques interchangeables à l’infini, faisant ainsi miroiter aux individus la promesse d’un choix de partenaires potentiellement illimité. Dès lors, ce type de plateformes nourrit vraisemblablement ce qui, selon le père de Zahira, apparaît comme l’un des fléaux majeurs de la société occidentale contemporaine : une certaine anomie et l’indécision qui en découle naturellement. La preuve en serait, toujours d’après lui, toutes ces femmes, célibataires et malheureuses, à qui on a un jour « laissé » le loisir de s’autodéterminer. Si, pour pouvoir s’affirmer, la corrélation entre bonheur et mariage arrangé mériterait une étude anthropologique sérieuse, le point de vue du père invite à comprendre les tenants et aboutissants d’une pratique désormais désuète dans l’Europe du XXIème siècle.
À l’inverse, le mariage musulman semble nécessairement devoir se parer d’une espèce d’idéalisation de l’amour romantique puisqu’il invite deux êtres humains, qui ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam, à se considérer comme mutuellement élus l’un pour l’autre, essentiellement au nom de leur confession religieuse, et donc d’un idéal. C’est ce qu’Adnan, l’un des candidats à la main de Zahira, nous rappelle quand il déclare que poser les yeux sur sa photo lui a suffi pour tomber amoureux d’elle. Dans ces conditions, le narratif qui entoure le concept de l’amour romantique semble décisif dans le processus qui mène Adnan à ne pas envisager, ne serait-ce qu’une seconde, l’éventualité qu’une complète inconnue vivant dans un contexte culturel relativement différent du sien pourrait peut-être ne pas lui convenir en tant qu’épouse – et inversement, cela va sans dire.
La tradition comme gage de cohésion sociale
En fait, si Adnan s’est empressé d’aimer Zahira sur la base d’une simple photo, c’est surtout parce qu’il est conscient qu’aller à l’encontre de la tradition reviendrait à sciemment mettre à mal les tissus familial et social qui fondent et structurent l’intégralité de son existence. Cette réalité, bien tangible, voire sans doute carrément palpable pour la jeunesse vivant au Pakistan, est évidemment loin de revêtir la même dimension en Europe. Et ce, même pour une jeune femme ayant grandi dans une famille pakistanaise musulmane.
Dès lors, le narratif inhérent au concept d’amour, que celui-ci soit romantique ou bien familial, apparaît, en fait, bien moins puissant que celui qui a trait à la notion d’honneur. En définitive, c’est bien ce que le film de Stephan Streker a pour ambition de démontrer, sans concessions : au sein de la tradition, l’honneur ne se satisfait d’aucune excuse, ni explication, il est ouvertement liberticide et transcende largement le plus profond des liens amoureux… voire parentaux.
Car il est évident que les deux modes de vie entre lesquels oscille Zahira, celui de ses origines, prompt à suggérer une espèce de réconfort dans la certitude d’une existence déjà toute tracée, et celui de son pays natal – la Belgique – ayant, en quelque sorte, ouvert la boite de Pandore en lui laissant entrevoir l’horizon des possibles d’une destinée hasardeuse, sont absolument inconciliables et leur opposition ne pourrait raisonnablement – et malheureusement – trouver d’issue heureuse…
Simon Delwart