Des révoltes qui font date #21
1973 - 1974 // Occupation de l'usine Lip à Besançon
Sommaire
Attaché-case, trésor de guerre et aura européenne
Le 12 juin 1973, lors d’une réunion du comité d’entreprise au cours de laquelle on les menace d’un dépôt de bilan, les ouvriers de l’usine LIP découvrent dans l'attaché-case qu’ils arrachent à un de leurs administrateurs, griffonné sur un bout de papier, un impitoyable « 480 à dégager ». Au cours de la nuit, forcés par les CRS de quitter les lieux et de libérer leurs administrateurs, qu’ils avaient séquestrés, ils reviendront cependant réoccuper l'usine après avoir mis à l'abri dans des caches – avec l'appui secret de quelques curés bien disposés à leur égard – un vrai « trésor de guerre » : des milliers de montres, des documents, de l'argent…
Et sous la banderole « C'est possible : on fabrique, on vend, on se paie ! », élargissant la mobilisation au-delà des traditionnels cadres syndicaux (notamment aux femmes, peu écoutées jusque-là), commence le mouvement social le plus emblématique de la France de l'après '68. Une occupation d'usine dans une ville de province excentrée, loin de Paris, qui allait durer des mois et attirer les regards, magnétiser les rêves et les soutiens de toute l'Europe militante du début des années septante. Le 29 septembre, une grande manifestation rassemble 100.000 personnes dans une ville qui, à l’époque, compte à peu près 110.000 habitants.
Et le cinéma ? (1) : fictions prémonitoires
En 1972, deux fictions françaises quelque peu prémonitoires racontant des grèves avec séquestrations de patrons sortent à deux mois d’intervalle. Il y a d’abord bien sûr Tout va bien de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, avec Jane Fonda, Anne Wiazemsky et Yves Montand dans les rôles principaux et un impressionnant décor d’usine – une charcuterie industrielle – construit à la façon d’une maquette, sans quatrième mur, à l’échelle 1:1.
Puis, moins connu, il y a Coup pour coup de Marin Karmitz (le futur patron de la chaîne de cinéma MK2), qui, avec un casting d’actrices non professionnelles, raconte une grève sauvage dans une usine de maroquinerie à la main d’œuvre exclusivement féminine. Ici aussi, la tension monte et le patron est séquestré. Dans un contexte où les tournages dans les usines sont très compliqués, pour ne pas dire quasi impossibles, on raconte que plusieurs patrons d’usine feront pression sur les salles de cinéma de leur ville pour qu’elles déprogramment le film, de peur que sa vision ne ravive les conflits sociaux. Et que cela fit comprendre à Marin Karmitz – plus réalisateur pour longtemps ; pas encore exploitant de salles – l’importance de disposer d’un réseau de cinémas où une telle censure ne serait plus possible.
Et le cinéma ? (2) : traces documentaires
Par son côté médiatique et exemplaire, « popularisé » (voir plus loin), le conflit social chez Lip va très tôt être couvert par plusieurs équipes de cinéma militant, notamment par la vidéaste féministe Carole Roussopoulos ou par le collectif local de cinéma ouvrier, les Groupes Medvedkine (formés à Besançon à la suite de la grève de l’usine textile de la Rhodiacéta, une des premières « grèves de la dignité », filmée par Chris Marker et Mario Moret en 1967)…
Deux films assez différents – même si bien sûr ils se rejoignent ponctuellement et si le second incorpore des images du premier – sont disponibles dans les collections de PointCulture. Après avoir filmé la grève de trois usines du groupe Pennaroya (premier producteur mondial de plomb) en 1972 « pour la défense des conditions de travail des ouvriers immigrés », Dominique Dubosc filme « l’affaire Lip » en direct l’année suivante. Le film Le Conflit Lip 1973-1974 sortira en 1975. C’est un témoignage sur le vif en deux parties (« L’Usine place forte » et « L’Initiative ouvrière ») qui n’a pas trop besoin de recontextualiser le conflit social, vu que tout le monde à l’époque en a entendu parler. Dubosc se focalise surtout, dans la première partie, sur ce qui fait la spécificité de la grève chez Lip, son intelligence collective : la participation de presque tout le personnel à une grève active (les commissions : courrier, presse et revue de presse, réception des journalistes, réception des commandes, vente, etc.) et la « popularisation » de la lutte (toutes les stratégies pour faire sortir le combat des murs de l’usine, pour informer la population de Besançon, de France et d’Europe : tracts, cassettes, délégations, ouverture de l’usine aux visiteurs et sympathisants, etc.).
À Lip, on peut dire que 90% des travailleurs qui étaient dans la grève ont été actifs dans cette grève. ‘Actifs’, cela ne veut pas dire spectateurs d’une assemblée générale ou marcheurs derrière une banderole dans une manifestation. Cela veut dire inscrits dans une commission de travail – presque ‘embauchés’ dans une commission de travail – pour la journée, et parfois plusieurs jours – et nuits – quand ils partaient en délégation en France. Cela induit des changements énormes parce qu’on se met à vivre ensemble. Ce sont d’autres rapports qui se nouent, on dépasse les rapports hiérarchiques habituels, on dépasse les divisions, on peut commencer à se parler. Cela préfigure aussi la société qu’on souhaite et c’est pour ça que certaines de ces grèves – et celle de Lip en particulier – sont devenues des images, des légendes, des sortes de fables d’une réalisation possible des fantasmes de Mai 68. — Dominique Dubosc, cinéaste.
Réalisé une trentaine d’années après les événements, Les Lip – L’Imagination au pouvoir de Christian Rouaud (pour qui le film s’inscrit dans une trilogie sur les révoltes de l’après ’68 en France : portrait d’un syndicaliste paysan et film sur le Larzac) revient sur les faits, de la genèse des événements à leur fin brutale (la fermeture de l’usine en 1977). Incorporant des images d’archives tournées par d’autres (dont Dominique Dubosc), plus qu’un film de « retour sur images », il s’agit d’un film de parole, tressant de manière très convaincante la parole toujours passionnante des hommes et des femmes, délégués syndicaux, ouvrières, prêtre ouvrier, qui ont tout donné à cette lutte et qui ont encore des étoiles dans les yeux quand ils la racontent trois décennies plus tard.
Peut-on parler de rêverie politique ? J’aimerais que cette incongruité traverse le film. Lip, c’est la poursuite d’un rêve collectif. Une histoire traversée par le désir de mettre en actes des idées, après les avoir malaxées ensemble, avec l’évident plaisir d’inventer. — Christian Rouaud, cinéaste
Philippe Delvosalle
image de droite : dessin de Baru pour l'affiche du film de Christian Rouaud
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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