OISEAUX 96-98
Certains disques ont une double vie, c’est le cas du single « Color Him Father » du groupe soul et R’n’b The Winstons. Paru en 1969, il connaîtra un succès assez raisonnable avant de se faire progressivement oublier. Mais le disque est aujourd’hui recherché à travers le monde pour sa face B, ou plutôt pour six secondes de sa face B, « Amen, Brothers ». C’est en effet dans ce morceau, à 1’27’’ très exactement, que se trouve un des roulements de batterie les plus connus au monde, et l’un des plus utilisés. On a estimé que 90 % des morceaux utilisant un breakbeat utilisent ces six secondes, désormais célèbres sous le nom de Amen Break. Si le chiffre est sans doute un peu exagéré, il faut reconnaître à ce sample son extrême longévité. Utilisé depuis les débuts du hip-hop, il a constitué la base de presque toute production de jungle qui se respecte, et continue à être découpé, mis en boucle, démonté, remonté, détourné, dans des dizaines de compositions, dans des dizaines de styles musicaux différents.
Keith Fullerton Whitman, de son côté, avait entamé des études dans la section de musique informatique du Berklee College of Music, et s’intéressait à l’œuvre des pionniers de l’électronique et à leurs techniques de collage, de montage, etc. Il avait commencé à réaliser ses propres compositions lorsqu’il se lança, tout d’abord par jeu, dans la réalisation de pièces inspirées de genres plus contemporains, comme la musique de Seefeel ou d’Aphex Twin, ou la scène jungle qui émergeait à cette époque en Angleterre. Ce qui avait commencé comme un simple à-côté, un divertissement en marge de productions plus « sérieuses », allait devenir pour Whitman une obsession pendant plusieurs années. Ainsi en marge de sa carrière expérimentale, publiée sous son nom complet, il enregistrera plusieurs pièces, tout aussi expérimentales, de breakbeat sous le nom de Hrvatski. Ce nom qui était également sa signature lorsqu’il était chroniqueur chez Forced Exposure, et qui signifie croate en croate, avait été choisi avant tout pour sa sonorité énigmatique, comme le fut le nom du label qu’il mit sur pied pour publier ses œuvres : Reckankreuzungsklankewerzeuge.
Oiseaux 96-98 rassemble quelques-unes de ces pièces, toutes construites autour de ce même Amen Break, démontrant la versatilité et le potentiel de ce simple sample. S’il s’excuse à demi-mot dans son texte d’accompagnement de publier, bien après la grande époque du breakbeat (quelle que soit cette époque), une collection de morceaux au son si rétro, c’est pour mieux déguiser le fait que ces quelques titres, en apparence orthodoxes, sont en fait bien plus complexes qu’il y parait. Hrvatski parvient à tirer de cette unique ligne rythmique des caractères et des ambiances extraordinairement divers, lui faisant subir toutes les métamorphoses possibles, en variant le tempo, la structure, la sonorité. Il donne ainsi à chaque pièce un tempérament propre : certains sonnent comme de la jungle old school, d’autres avec leurs batteries démultipliées rappellent le drumming tribal des Boredoms. Un autre encore évoque un simulacre de raga classique indien, où le break se transformerait en tabla pour servir d’accompagnement ultra-rapide à la musique statique et planante de sa guitare. Et pour terminer en beauté, il se permet également une reprise de douze minutes du « Cirrus Minor » de Pink Floyd, tout en breakbeat et samples d’oiseaux. Album à part dans le monde du breakbeat, c’est ce que l’on appelle un secret bien gardé, qui est bien moins daté que son auteur ne le prétend.
Benoit Deuxant