RISING SUN MELODIES
La substantifique moelle musicale d’une chanteuse/auteure/musicienne, mère de famille et « femme aux 101 métiers », qui contribua à inventer le statut d’artiste au féminin à l’intérieur de l’ancestrale tradition d’un bluegrass populaire et ouvert, véritable sismographe des aléas d’une existence parfois vécue comme un sacerdoce…
Née Ola Wave Campbell en 1916 à Grassy Creek, une région de Caroline du Nord traversée par les Monts Appalaches, la jeune femme grandit au sein d'une cellule familiale où la musique était omniprésente. Outre un grand-père pasteur et violoniste accompli ainsi qu’un père multiinstrumentiste, sa mère et sa grand-mère connaissaient et chantaient de mémoire (comme beaucoup) à une époque où la radio était encore peu répandue, une part du répertoire traditionnel des Appalaches, et comptait peu ou prou une cohorte de mélomanes « du dimanche », ou un peu plus sérieux, au sein de sa très large famille (elle-même avait 12 frères et sœurs). Elle hérita de la pratique du banjo (de type clawhammer, littéralement arrache-clou à cause de sa forme) de son oncle Dockery, et tâta aussi un peu de la guitare et du violon, mais acquit intuitivement, au contact des autres et en la jouant de ses mains, les éléments d'une grammaire musicale qu'elle n'a jamais étudiée. Pourtant, en ce début de XXe siècle, c'est dans cette partie plutôt pauvre des Etats-Unis, où le travail est rude, les loisirs rares et l'isolement dû aux longues distances une constante, que s'opère l'une des synthèses les plus originales de ce qui sera appelé plus tard (le terme n'apparaîtra qu'en 1923) l'Old-time music : une fusion/sédimentation progressive et inédite de chants religieux puritains (sans instruments), des répertoires traditionnels propres aux vagues successives de migrants – surtout originaires des îles Britanniques – et d'influences afro-américaines. L'usage combiné du banjo et du violon en sera l'une des plus notables caractéristiques.
La détérioration brutale des conditions d’existence lors de la grande dépression de1929 obligea la famille Campbell à gagner la Pennsylvanie (comté de Chester) et ensuite le Maryland où elle s’installera pour de bon. Tout en occupant un emploi de gouvernante, Ola Belle intègre les North Carolina Ridge Runners en compagnie de son frère (Alex) et complice musical de toujours, avec lesquels elle jouera jusqu’en 1948. Bien que refusant l’offre, alléchante pour l’époque, de rejoindre une formation en vue (celle de Roy Acuff, 1903-1992), Ola Belle commence à se faire entendre via le réseau naissant des radios locales. L’expérience a dû à ce point lui plaire que quelques années plus tard, Ola Belle Campbell devenue Reed par son mariage avec le dénommé Bud Reed (1949), montera à l’arrière de son drugstore une mini station où se produiront bon nombre de musiciens locaux ou de célébrités de passage. Les Reed sont alors à la pointe d’un négoce tout particulier où la musique - shows/vente de disques/radio - devient complémentaire mais inséparable de l’activité commerciale proprement dite. Dans le Maryland, c’est au New River Ranch (ouvert en 1951) que s’arrêtent quelques figures de l’Old-time music telles Hank Williams, Loretta Lynn (égérie d’un certain Jack White) ou encore la Carter Family. Tandis qu’au Campell’s Corner, ouvert quelques années plus tard en Pennsylvanie, on pouvait aussi bien dénicher un paquet de denrées alimentaires introuvables ailleurs (et liées aux diverses origines des migrants), qu’acheter des disques et instruments, ou pourquoi pas, assister au concert d’un mélomane en visite dans le coin ou à l’enregistrement d’un programme radio ! C’est par ailleurs à cet endroit qu’Ola Belle Reed écrivit la plus grande part de son répertoire. Discrète, elle est décrite par ceux qui l’ont connue comme une femme de principes (évangélistes comme pour la majorité des états de la Bible Belt) et d’une grande générosité (elle hébergeait régulièrement des personnes dans le besoin). Sa « carrière » ne s’est jamais construite au détriment des siens ou de son travail quotidien. Malgré le fait qu’Ola belle Reed ne s’est guère aventurée au-delà des frontières du triangle Maryland/Pennsylvanie/Delaware, elle reçut en 1986 la National Heritage Fellowship, la plus haute distinction honorifique qu’un artiste classé folk puisse recevoir. Son répertoire fut connu bien au-delà des sphères de la musique traditionnelle U.S. Elle décéda en 2002, peu avant l’âge de 86 ans. Un festival qui porte son nom et entièrement dévolu aux bluegras, country et old-time music se tient chaque année en Caroline du Nord, au pied des Appalaches.
Sur Rising Sun Melodies, compilation de titres emblématiques d’Ola Belle Reed augmentée de prises live, on entend une voix vibrante, ni vraiment rugueuse, ni tout à fait chevrotante, mais dont le grain à la fois ample, tranchant et sec a une profondeur de champ au moins aussi immense que le réseau sans fin de routes cabossées sillonnant une campagne sudiste écrasée sous l’implacable soleil de l’été, la climatisation discrète d’un certain réconfort vocal féminin en plus. Des chansons dépourvues de rythmiques, mais reposant sur de fins entrelacs (dialogues ?) banjo/violon(s)/guitare(s) acoustique(s). Ces chansons en disent beaucoup sur les vies de l’époque mais sans moralisme. « I’ve Endured » (chansons d’ouverture) et « Tear Down The Fences » traitent de ces existences de souffrance et de solitude sur le fil d’un espoir divin si mince et parfois si inintelligible. Quant à « High On The Mountain », écrite sur la tombe de sa mère, elle passe par une allégorie paysagère destinée à rendre palpable le désarroi de ceux qui « restent », face à la mort d’un être cher.
À côté des reprises en tant que telles (« I Saw The Light » d’Hank Williams, « Nine Pound Hammer » de Merle Travis), on retrouve plusieurs compositions signées de sa main qui sont des réinterprétations souvent bien éloignées des originaux, de standards traditionnels dont l’origine s’est effacée des mémoires. Mais, à entendre une vieille rengaine familiale virer au gospel (« Sweet Evalina ») bucolique et un antique instrumental irlandais (« Bonaparte’s Retreat ») gagner les grandes plaines, on se dit que la bio ne mentait pas, Ola Belle Reed savait vraiment faire beaucoup avec peu !
Yannick Hustache
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