Des révoltes qui font date #78
Novembre 1978 - Juin 1979 // Début de l'opposition au projet de 2ème centrale nucléaire à Chooz
Sommaire
Chooz, un village français… presque belge
Chooz est un village des Ardennes françaises d’environ 700 habitants, situé dans la vallée de la Meuse au nord de la pointe de Givet (parfois aussi appelée botte ou doigt de Givet) à quelques kilomètres de la frontière belge, à 25 km à l’est de Couvin ou à 55 km au sud-est de Charleroi. Chooz est surtout connu pour ses centrales nucléaires et la lutte qui a tenté d’empêcher la construction de la deuxième centrale à partir de 1979-1980.
Une première centrale nucléaire (« Chooz A ») est construite en tant que collaboration franco-belge, et selon une technique américaine, au cours des années 1960. Ce réacteur à eau pressurisée démarrera en 1967 et sera actif jusqu’en 1991. Son démantèlement décidé en 2001 sera lancé en 2010 mais ne devrait s’achever que vers 2025 !
Entretemps, à la fin des années 1970, un projet non plus franco-belge mais 100% français prévoit de construire de nouvelles centrales nucléaires plus puissantes à Chooz. Malgré une large mobilisation locale et internationale (cf. ci-dessous), le projet « Chooz B » est maintenu et deux réacteurs sont construits (au cours d’un chantier particulièrement long qui durera douze ans) et mis en service en 1996 et 1997.
Mobilisation locale, puis transfrontalière et internationale
En novembre 1978, la question de la construction de nouvelles centrales nucléaires à Chooz ayant refait surface dans les journaux, un comité de défense du village est mis sur pied. Lors de sa première réunion publique, il attire plus de 150 personnes. Tous ne sont pas des opposants au nucléaire : le mouvement fédère aussi beaucoup d’habitants inquiets par rapport à l’ampleur du projet (à l’époque, une batterie de quatre centrales de 1300 MW qui nécessiterait la mise à disposition de 150 hectares de terrains, surtout agricoles, soit un tiers de la surface de la commune) mais aussi la construction de tours de refroidissement de 240 mètres de haut. D’autres remettent en question la création d’emplois invoquée par les partisans de la construction de la centrale.
Les opposants au projet élargissent la mobilisation de l’autre côté de la frontière, organisent un cycle de réunions d’information mais aussi des manifestations, impriment tracts, affiches et autocollants, occupent la mairie, mettent le feu à une grue devant la centrale, tentent de contrecarrer l’organisation de l’enquête officielle d’utilité publique (cf. plus loin). La mobilisation s’élargit et parallèlement sa répression se durcit (présence des CRS dans le village, intimidation des opposants les plus actifs, etc.)
Une ballade en forme de chronique marquée par le paysage humain et physique
> écouter le morceau sur la page Bandcamp du GAM
C’est dans ce contexte, très tôt dans les premiers moments de la mobilisation, que des habitants de Chooz demandent au Groupe d’action musicale (GAM) de jouer pour eux, de venir voir sur place comment se met en place l’organisation de leur lutte.
Nous sommes des habitants de Chooz, un village des Ardennes qui depuis six mois est entré en rébellion contre la volonté du pouvoir de lui imposer une centrale nucléaire gigantesque. Par ce disque, nous vous demandons non seulement de nous soutenir, mais surtout de comprendre que ce combat est le vôtre et d’y prendre place. — habitants de Chooz, notes de pochette du 45t « Non à la 2ème centrale » (1979)
Nous sommes un groupe de musiciens et chanteurs belges. Les gens de Chooz nous ont demandé de les aider à faire ce disque. Nous jouons dans des grèves, occupations d’entreprises, des soirées de solidarité ou, comme ici, dans un village qui veut vivre. Nous n’appartenons à aucun parti ou organisation politique mais voir que le courage et la résistance sont possibles, comme ici à Chooz, permet de croire et d’espérer que le courage et la résistance sont possibles partout. — GAM, notes de pochette du 45t « Non à la 2ème centrale » (1979)
Une chanson très belle et singulière « Ballade à Chooz », une sorte de chronique plus parlée que chantée, raconte la première rencontre entre les musiciens et les habitants. Le très beau texte de Michel Gilbert évoque tant le paysage, la géographie physique de la vallée qu’une sorte de géographie humaine faite d’amitié et de complicité.
GAM "Ballade à Chooz"
Souvent pour dire les choses, mieux vaut les raconter
Rapporter simplement comme elles se sont passées
Comme elles vous sont venues, comment on les a vues
Ce qu'on a écouté, ce qu'on a entendu.
Un samedi début mars, nous sommes allés à Chooz.
C'est juste après Givet en venant de la frontière
Et Michel et Jeanine nous avaient invités
À venir chanter contre le nucléaire.
La vallée était belle et la Meuse gonflée
De toute l'eau de l'hiver débordait dans les prés.
Dès qu'on est arrivé chez eux sur la hauteur
Ils ont montré au loin le premier réacteur
Centrale périmée déjà après douze ans
Mais qui leur a appris à se méfier du vent.
Ils ont montré surtout sur la rive opposée
Les prairies, les jardins, les bruyères, les vergers
Où une nouvelle centrale dix-sept fois plus puissante
Doit venir se dresser immense et menaçante.
Elle avalera la Meuse, la Houille et l'Eau noire
Répandant alentour un éternel brouillard
Et le fleuve étouffé ira mourir au loin
Apportant à ses rives inquiétude et chagrin.
La vallée est si belle quand tu vois l'éclaircie
Le soleil dans les près passer entre deux pluies.
Et là chez nos amis nous étions bien reçus
Ça faisait bien quatre ans qu'on ne s'était plus vus
Depuis cette grève d'Hanrez où on s'était connu
Et ils en revenaient toujours à la centrale :
«Tu vois nous au départ, on voulait qu'elle s'installe
Plus loin, chez nos voisins, pas sur nos terrains.
On ne se rendait pas compte, on ne savait pas très bien
Et puis petit à petit on s'en est inquiété
Et on s'est réuni, on s'est documenté
On a beaucoup appris et alors tout bascule
Les questions de chacun se nouent et s'articulent
Il y a eu cet accident qu'on nous avait caché
Pourquoi tant de mystères s'il n'y a aucun danger?
Où s'en vont les poussières? Où partent les déchets?
Pourquoi tant de cancers dans la pointe du Givet?
Maintenant tu comprends on n'en veut plus nulle part.
Une grue à flambé l'autre soir
Il faut tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard.
S'il le faut il y aura du pétard.
La vallée est si belle et ce large courant
Régulier et tranquille, rapide et puissant.
Nous sommes redescendus dans le village de pierres
Où l'ardoise mouillée brillait dans la lumière
Dans la salle des fêtes on nous a présentés
À ceux qui étaient là, aux gens du Comité
Ils décoraient la salle pour la fête du soir
Première bataille, première victoire
Plus de 60 pour cent de non au nucléaire
Dans le référendum de la semaine dernière.
Et je ne sais pas pourquoi ces visages réunis
Dans cette salle un peu froide en fin d'après-midi
Les visages attentifs écoutant la musique
Les dessins des enfants amers ou ironiques
C'était tellement plus fort, tellement plus responsable
Que ce pouvoir dangereux brutal et misérable
Qui veut nous obliger à subir ses folies.
Ceux qui font les plans ignorent
Tout ce qu'ils vont briser
Peu leur importent nos efforts
Nos plaisirs nos libertés.
La vallée est si belle, les reflets les fumées
On brûle encore du bois dans bien des cheminées
Mais nous étions pressés, nous devions repartir
On ne peut pas rester, nous allons revenir
On s'en va, on y va, on repasse la frontière
Le soir va arriver, on descend par Hastière
Jusqu'à Namur la Meuse regorge de beautés
Comme déjà Christiane nous l'a si bien chanté
On emporte avec nous les images d'une journée
On passe dans les villages qui ignorent le danger
Tous ceux qu'il faut prévenir, alerter, informer
Il va falloir agir, réunir sans tarder
Tu rêvais d'une vie tranquille, une vie apaisée
Maintenant quelle bataille où tu dois t'élancer. (bis)
L’idée de « Ballade à Chooz » est très simple : c’est de raconter notre premier contact avec la population de Chooz. — Michel Gilbert (GAM) interviewé par Ph. Delvosalle, juin 2021
- Michel Gilbert : Il y avait un travailleur de chez Hanrez à Monceau-sur-Sambre – Michel Clément pour ne pas le nommer – qui était originaire de Chooz et qui, comme pas mal de gens de ce village, était venu travailler dans une des deux premières grandes villes industrielles : Charleroi dans une direction, Charleville-Mézières dans l’autre. Quand le mouvement a commencé, Michel Clément, qui nous connaissait depuis la mobilisation pour la réintégration du délégué syndical licencié chez Hanrez, nous a proposé de venir rencontrer les membres de ce comité anti-nucléaire à Chooz. Et c’est exactement ce que je raconte dans la chanson. Je n’y ai rien rajouté d’autre. Et je pense que les gens de Chooz ont été heureux d’être mis en scène dans cette chanson. Ils m’en ont témoigné plusieurs fois : « T’as parlé de nous. T’as dit ce qu’on faisait, pourquoi on le faisait, etc. »
Une implication longue, d’autres chansons
- Philippe Delvosalle (PointCulture) : c’était votre première rencontre mais vous y êtes retournés souvent, beaucoup d’autres ont suivi, non ?
- Michel Gilbert : On est retournés très souvent à Chooz, tout le groupe mais surtout moi. Cela a duré presque trois ou quatre ans. Cette lutte a été l’implication la plus profonde du GAM. Aussi parce que c’était lié à la mobilisation d’un village, ce qui lui donnait un côté stable. Une grève, cela dure un temps, une occupation aussi, cela dure un mois par exemple. À Chooz, la résistance s’est étalée sur toute la mise en place du projet d’EDF [Électricité de France]. C’était aussi une lutte très intéressante parce qu’elle était transfrontalière, internationale. Cela lui donnait une autre dimension.
- Philippe Delvosalle : Sur votre second LP La Vie est belle… maar ‘t gaat zo snel, il y a aussi la chanson « Allez les gars ! » qui est inspirée par les CRS de Chooz, je crois…
- Michel Gilbert : Oui mais ce sont deux temps distincts du mouvement. Le temps de « La Ballade de Chooz » et de la constitution du Comité de Chooz, c’est avant qu’il n’y ait des CRS dans le village. On commençait à parler de la deuxième centrale, le comité s’est réuni… Il y a eu deux ou trois petits accrochages mais pas encore d’affrontements avec les CRS. Et c’est à ce moment-là, au début de la mobilisation en 1979, qu’on a fait le 45t Non à la 2ème centrale.
- Michel Gilbert : Sur le 45t on trouve « La Ballade ». Il y a aussi « Défendons-nous », qui est une chanson du mouvement anti-nucléaire allemand, qui elle-même est construite sur une chanson d’enfants. Martine Collin avait été au grand rassemblement contre la construction du surgénérateur Superphénix à Malville. Elle y avait rencontré des anti-nucléaires allemands qui chantaient cette chanson et que les Français avaient adaptée en :
GAM : "Défendons-nous"
Défendons-nous, faisons résistance
Contre les centrales dans toutes les régions
Serrons-nous les coudes !
Serrons-nous les coudes !
vers la 9ème minute de la vidéo, Michel Gilbert et le GAM chantent « Défendons-nous » face aux CRS à Chooz
- Michel Gilbert : Ça nous a servi de chanson « roum-roum » [NDLR – jargon interne au GAM pour les chansons un peu plus « sloganesques », à chanter et à reprendre ensemble, lors des manifestations ou sur le terrain même de la lutte – par rapport à d’autres chansons du GAM, plus réflexives et plus liées à l’écoute attentive qu’au chant collectif] parce qu’il en fallait bien une ! Chanter « La Ballade à Chooz » devant les CRS, cela ne fonctionnait pas trop ! [rires]. On a adapté la chanson, en gardant le refrain mais en adaptant les couplets à Chooz :
GAM : "Défendons-nous"
Aujourd’hui c’est pour l’Ardenne
Qu’ils préparent leur béton
Mais les Ardennais apprennent
Les manières des Bretons
[refrain]
Les sangliers sont paisibles
Tant qu’on les embête pas
Mais ils deviennent terribles
Quand on veut les mettre au pas
- Michel Gilbert : Et puis, il y a « On a été bernés » de Jacky Parent, un habitant de Chooz qui était prof de gym dans une école de Givet. Une très belle chanson, je trouve.
Jacky Parent / GAM : "On a été bernés"
À peine démarrée, la voilà arrêtée
Un pépin, une broutille, le réacteur était penché
Quatre cent tonnes de ferrailles il a fallu pour le redresser
Vous qui prévoyez tout vous n’y aviez même pas pensé
(…)
C’est quatre nouvelles centrales maintenant qu’ils veulent nous imposer
Nucléaire non merci, on a déjà donné
Aujourd’hui villageois, ouvriers, paysans
Tiendront tête aux experts soi-disant compétents
Braves couillons qu’on était, on s’ laissera plus berner
L’ignorance c’est fini, vous n’ pourrez plus en profiter
- Michel Gilbert : Mais « Allez les gars ! » ne se retrouve pas sur ce 45t. C’est une chanson du printemps 1980, quelques mois plus tard quand a eu lieu la première enquête d’utilité publique. Via un registre, on demande l’avis de la population mais non pas sur le fait-même de construire une centrale nucléaire mais sur des détails, sur la couleur dont on doit la peindre ou des questions de cette importance-là… Il n’y avait pas consultation sur ce qui comptait vraiment : le fait-même de construire une centrale. Les habitants de Chooz étaient outrés. La première chose qu’ils ont fait avec ce dossier d’enquête, c’est de le prendre et de le taper dans la Meuse ! Et les premiers CRS ont été envoyés à Chooz. Puis il y a eu un mouvement très local qui s’est créé pour gêner l’arrivée et la sortie des dossiers d’enquête publique dans chaque petite commune du canton de Givet. Et là il y a commencé à y avoir des affrontements de plus en plus rudes. Et c’est dans ce contexte-là qu’est née la chanson « Allez les gars » (qui depuis a fait sa route) :
GAM : "Allez les gars "
Oh je voyais déjà devant nous les casqués,
Les fusils lance-grenades, et les grands boucliers,
Tout ça pour nous bloquer quand nous n’avions pour nous
Que nos poings, le bon droit, et puis quelques cailloux.
D’abord on s’avançait en frappant dans les mains,
Y en avait parmi eux, de vrais têtes de gamins,
Les regards s’affrontaient, face à face, de tout près,
Eux devaient la boucler, nous pas et on chantait
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Combien ça vaut, quel est le prix
De te faire détester ainsi
Par tous ces gens qu’tu connais pas,
Qui sans ça n’auraient rien contr’ toi ?
Tu sais, nous on est pas méchants,
On ne grenade pas les enfants.
On nous attaque, on se défend,
Désolé si c’est toi qui prend.
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Pense que ceux pour qui tu travailles,
Qu’on voit jamais dans la bataille,
Pendant qu’tu encaisses des cailloux,
Empain, Schneider ramassent les sous.
Avoue franchement qu’c’est quand même pas
La vie qu’t’avais rêvée pour toi :
Cogner des gens pour faire tes heures.
T’aurais mieux fait d’rester chômeur.
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Je ne me fais guère d’illusions
Sur la portée de cette chanson.
Je sais qu’tu vas pas hésiter
Dans deux minutes à m’castagner.
Je sais qu’tu vas pas hésiter,
T’es bien dressé, baratiné,
Mais au moins j’aurai essayé,
Avant les bosses, de te causer.
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?
- Philippe Delvosalle : Face à ces CRS, les manifestants étaient surtout des gens de Chooz et de la région ?
- Michel Gilbert : Ça a évolué. Au début, les habitants de Chooz étaient très présents, très actifs et quasi seuls. Le mouvement initial était local. Puis, au fil des semaines, il s'est élargi. Et on y a été pour quelque chose aussi. C’était une lutte assez discrète, puis il y a eu un appel… Et des militants ont commencé à venir de Namur, de Couvin, de Charleroi évidemment, de Bruxelles, des Flamands, etc. Et le même phénomène du côté français : des manifestants venant de Charleville, de Reims, de Lille, etc. On se retrouvait tous sur le même terrain et ça, c’était magnifique.
Il y avait des gens de toutes tendances politiques. Ce n’était pas du tout un mouvement étriqué, c’était très ouvert politiquement. Il y avait par exemple aussi des membres du Parti communiste, alors que le PCF été pro-nucléaire (tout admiratifs du nucléaire soviétique, dont on a vu à Tchernobyl en 1986 à quel point il était fiable !).
Les habitants de Chooz eux-mêmes, beaucoup d’agriculteurs et d’ouvriers, se battaient contre le nucléaire mais surtout contre l’altération massive de leur cadre et mode de vie. Leur mode de vie a en effet été complètement chamboulé : aujourd’hui ils ont un terrain de football en plastique, Internet gratuit, un cimetière éclairé jour et nuit… Toutes des couillonnades ! — Michel Gilbert, interview à Ph. Delvosalle (PointCulture), juin 2021
Philippe Delvosalle
l'intégralité de l'interview de Michel Gilbert
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