Ornette, Made in Forth Worth, Texas
Sommaire
En septembre 1983, le maire de la ville de Fort Worth au Texas accueille en effet le compositeur et multi instrumentiste (saxophoniste, violoniste, etc.) dans la ville où il a grandi, d’où il est parti pour devenir musicien, en décrétant un « Ornette Coleman Day » et en lui offrant symboliquement les clés de la ville (sous forme d’une épingle à cravate !).
Pour Shirley Clarke dont ce quatrième long métrage (presque vingt ans après son troisième) sera aussi le dernier, c’est une autre boucle qui se referme : celle du cinéma tout court mais aussi celle d’un film sur Ornette (et son fils, l’enfant-batteur Denardo Coleman) tourné, monté puis refusé par le producteur en 1968 (et dont des images se retrouvent – pour notre plus grand plaisir – reprises ici).
L'innovation
Cette nouvelle rencontre entre un des principaux rénovateurs du jazz (rien que les titres de ses premiers albums sonnent comme des déclarations d’intentions : Something Else!!!! [1958], The Shape of Jazz To Come [1959] ou Free Jazz : a Collective Improvisation [1960]) et une des innovatrices les plus jazz du cinéma underground new-yorkais des années 1960 (The Connection [1961], The Cool World [1963], Portrait of Jason [1967]) donne naissance à un film constamment à la recherche d’une forme qui plutôt que la cohérence et l’unicité, ose l’éclatement, la pluralité et la multiplication des facettes (pellicule et vidéo, années 1960 et 1980, documentaire et scènes rejouées, etc. ), comme un écho à la forme des dômes géodésiques de l’architecte, inventeur et futuriste Buckminster Fuller, vénéré par Ornette comme son héros ultime.
L'utopie ; l'enfance
Film sur l’utopie (la recherche de nouvelles formes musicales, artistiques, scientifiques, techniques, sociales, etc.), Ornette : Made in America est aussi une œuvre sur l’enfance et les âges de la vie (l’enfance d’Ornette dans les années 1930 et 1940, celle de Denardo en 1968, celle des enfants qui incarnent leurs personnages en 1983) et sur l’organisation – réelle et symbolique – de la ville et de l’espace aux États-Unis (sur ce que le pianiste Cecil Taylor, dans un documentaire que Luc Ferrari et Gérard Patris lui ont consacré, nomme « the other side of the railroad tracks », de l’autre côté des rails).
La réalité sociale
Alors que la réalité urbanistique et sociale n’a pas encore du tout vu disparaître la ségrégation, cinématographiquement Shirley Clarke n’hésite pas, par le montage, à provoquer des courts-circuits spatiaux et temporels, en osant entrechoquer de manière franche – sans chercher à cacher ou à faire oublier la coupe et la collure – des plans tournés dans des lieux ou à des époques différentes. Ce faisant, elle renvoie comme un écho à la nature en partie dissonante et non lissée de la musique de Coleman – une musique qu’elle comprend, capte et orchestre d’ailleurs très bien, que ce soit dans les séquences qu’elle a tournées elle-même (à Fort Worth, lors de l’inauguration du centre culturel Caravan of Dreams ; à New-York à la fin des années 1960 ou lors d’un duo à distance entre Ornette et Denardo, l’un au pied des tours jumelles du World Trade Center à Manhattan, l’autre à Harlem, distants d’une dizaine de kilomètres mais reliés… par satellite, comme s’ils étaient dans deux mondes, sur deux planètes différentes) ou dans les images d’archives tournées par d’autres pendant la longue période d’hibernation du film au cours des années 1970 (une séquence avec le trompettiste Don Cherry ; deux autres avec des musiciens nigérians et marocains à Jajouka).
Philippe Delvosalle
seconde partie d'un texte paru initialement dans la revue Lectures.Cultures n°6 de janvier-février 2018