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Deux pas de côté, deux tangentes, deux nouveaux départs. Sam Prekop et Markus Popp (Oval) sont deux musiciens qui se sont construit, au fil de leur carrière, un son bien établi, instantanément reconnaissable. Depuis le premier album de son groupe The Sea and Cake, Sam Prekop s’est défini un style pop caractérisé par d’irrésistibles guitares sautillantes, évoquant autant l’Afrique que le Brésil. Markus Popp de son côté est considéré comme ayant avec son projet/groupe Oval inventé quasiment tout seul le glitch et le clicks’n cuts. Les précédentes aventures solo de Prekop étaient une simple confirmation, une suite logique, fort agréable au demeurant, de la musique de son groupe. Markus Popp n’avait dévié du cours normal de son projet que pour quelques albums en collaboration avec Jan St.Werner sous le nom de Microstoria et un album en collaboration avec la chanteuse Eriko Toyoda, sous le nom de So, qui toutefois conservaient intacte son approche du son et de la composition. Après un interlude de cinq ans pour Prekop et de près de dix pour Popp, ils publient tous deux un nouvel album qui est une rupture radicale avec leurs prédécesseurs et contredit toutes les prévisions possibles.
Du propre aveu de son créateur, l’album Old Punch Card de Sam Prekop ne ressemble à rien de ce qu’il a pu faire jusqu’ici. Disparues les guitares, volatilisées les chansons et les mélodies, cet album est un disque instrumental inspiré des expérimentations des pionniers de la musique électronique et de la musique concrète. Entièrement composé sur d’antiques synthétiseurs modulaires – d’où le titre suggérant une ère préhistorique de l’électronique – il a été consciemment construit pour s’écarter de ce qui faisait le son habituel de Prekop. On y trouve au contraire des sonorités et des structures qui rappellent Raymond Scott, David Behrman ou le BBC Radiophonic Workshop, ou plus récemment les travaux de Keith Fullerton Whitman au synthé modulaire. Après avoir engrangé pendant presqu’un an des esquisses, des ébauches de textures, Prekop a procédé pour ce disque à l’agencement d’une série de morceaux structurés comme des collages, des patchworks rassemblant des fragments d’improvisation et de compositions aléatoires. Car, outre les sons bien particuliers que permettent de créer ses modules électroniques, ce sont également de nouvelles méthodes de travail qu’il a expérimentées, recourant à des conventions arbitraires, suscitant des « accidents », développant des stratégies pour se surprendre lui-même et obtenir des résultats inattendus, auxquels il ne serait pas parvenu autrement. Par-delà toutes les tactiques et les manœuvres conceptuelles qui ont présidé à sa conception, Old Punch Card est un album subtil, étonnamment beau par instants, dont les textures riches trahissent le soin méticuleux qui a été apporté à chacun de ses détails. S’il est bien sûr étonnant pour un album de Sam Prekop, il reste tout aussi surprenant en tant qu’album de musique électronique et se démarque immédiatement, à peine arrivé, du genre que le musicien explore ici pour la première fois.
Markus Popp, de son côté, a suivi le trajet inverse. Non que son album soit moins « expérimental » qu’auparavant, au contraire, mais il tranche radicalement avec ce qu’on attend du travail d’Oval. Après des années passées à tenter d’imposer le son du glitch, de l’erreur informatique, du CD défectueux, et autres sonorités jusque-là inexplorées, on pourrait croire le musicien satisfait de son succès, se reposant sur ses lauriers et se contentant de placer dans l’un ou l’autre musée d’Art Contemporain son installation Ovalprocess, sa machine-à-faire-de-la-musique-toute-seule. C’est donc avec une certaine surprise qu’après près de dix ans de silence nous le voyons revenir avec un album dont les composantes principales sont une guitare et une batterie dont il joue lui-même. Passé cet étonnement, c’est une deuxième surprise qui nous attend: en effet, hormis ces ingrédients inattendus, cet album est bien un album d’Oval et sans doute le plus osé de sa discographie. Comme il l’avait fait avec les CD défectueux, ce sont les détails microscopiques de la guitare que Popp explore. Et si on ne sait jamais si ce qu’on entend est un instrument réel ou une synthèse virtuelle, ce qu’on en retient sont bien les gros plans focalisés sur les accents, les gestes, les attaques ou les résonances, et tous les à-côtés du jeu du musicien, le claquement des cordes, le raclement des doigts sur les frettes. Au-delà du changement superficiel d’orientation et du passage supposé d’un statut d’artiste conceptuel à celui de musicien quasi virtuose, c’est en cela que Markus Popp prouve sa persévérance, dans la minutie et le raffinement de chaque morceau, établissant une étonnante continuité dans son œuvre au-delà des formes et des apparences.
Benoit Deuxant