PALOMA #6 (LA)
Nul ne peut affirmer avec certitude le nombre de versions de « La Paloma » qui ont été enregistrées à ce jour. Les uns avancent le chiffre de 2500, d’autres vont jusqu’à 5000. Composée aux alentours de 1863 par le compositeur basque Sebastiàn Iradier, cette habanera a connu un destin proprement étonnant, et les multiples rebondissements de sa fortune en font l’équivalent des vies les plus aventureuses. Écrite, dit la légende, après un voyage à Cuba, cette chanson a connu de nombreuses métamorphoses, musicales bien sûr, se transformant à chaque passage de frontière pour adopter le costume local, mais aussi des renversements de signification, son texte se voyant bouleversé, détourné, à chaque traduction. La première version de « La Paloma », la colombe originale donc, est une bluette charmante, mélodramatique comme on les aimait à l’époque, et est chantée du point de vue d’un marin cubain qui doit laisser derrière lui sa fiancée mexicaine. Il lui recommande de prendre soin des colombes qui viennent voleter jusqu’à sa fenêtre ( « Si a tu ventana llega una paloma, Tratala con cariño » ), car parmi elles, un jour, si la mer et ses dangers ont raison de lui, se trouvera son esprit, revenu sous la forme du volatile, pour lui témoigner encore et toujours son amour éternel. Cette passion, défiant le temps et la mort, et ces oiseaux emblématiques, sont au cœur de toutes les versions existantes, ou presque, mais leur interprétation et leur portée symbolique varient, elles, extraordinairement. Prise au pied de la lettre, c’est une chanson inoffensive, fort jolie au demeurant, mais une fois tout son potentiel métaphorique développé, ses possibilités allégoriques sont semble-t-il infinies.
Elle a ainsi représenté tous les idéaux, tous les rêves, changeant parfois de casaque en quelques années, représentant tantôt les espoirs du peuple cubain, tantôt la tristesse du peuple autrichien, séduisant l’empereur Maximilien du Mexique avant de passer dans le camp des révolutionnaires qui le détrônèrent. Elle fut (et est encore) chant de mariage à Zanzibar, et chant de deuil en Roumanie, elle fut interprétée à Auschwitz comme au Carnegie Hall. Le monde entier semble avoir voulu adapter cette chanson à sa culture, lui attribuant un nouveau style, un nouveau texte, de nouvelles couleurs, une nouvelle authenticité. Beaucoup de régions du monde la considèrent ainsi comme une chanson traditionnelle, un air folklorique bien de chez eux, et en ignorent souvent les origines cubo-basques.
Le label Trikont a consacré à « La Paloma » six compilations remplies à ras bord de versions en tous genres, jazz, blues, canzonetta, guitare hawaiienne, opéra, krautrock, etc. Aujourd’hui, dans la foulée de ces compilations, la réalisatrice Sigrid Faltin lui dédie un reportage fleuve, à la rencontre de ses interprètes, de ses exégètes, de ses historiens. Elle y croise des collectionneurs passionnés, rassemblant depuis des années des centaines de versions différentes, nous présente des artistes qui en ont fait la pièce centrale de leur répertoire, comme le célèbre DJ La Paloma, qui joue exclusivement ce morceau et lui seul. Sous-titré dans sa version originale « Sehnsucht, Weltweit » (« le désir, dans le monde entier »), le film nous présente ce que Achim Bergmann du label Trikont appelle à raison le premier tube planétaire.
Benoit Deuxant