PETITS ARRANGEMENTS AVEC LES MORTS
Par un long travelling avant, la caméra s’engage sur la plage remplie d’estivants. Soudain, arrivée à hauteur de la mer, elle décrit un angle droit et entame un travelling horizontal de la même longueur. Plus tard, le cadre ouvert se referme en un mouvement symétrique : un travelling horizontal sur le rivage coupé par un travelling arrière. À l’intérieur du cadre ouvert règne l’ambivalence d’une structure poudreuse, géométrie partielle qui accuse la béance et la sollicite.
Pascale Ferran, dont les « Petits arrangements » - antérieurs à « Lady Chatterley » - remontent à 1994, est une réalisatrice exigeante et, accessoirement, rarement produite. Quand le perfectionnisme se heurte à un financement difficile, il ne reste que peu de place pour une œuvre qui refuse la polarisation entre le commercial coûteux, mais lucratif, et le confidentiel fauché. On se souvient de son remarquable discours sur l’état du cinéma français lors de la cérémonie des Césars en 2006. Son positionnement ce jour-là, ferme, engagé, réfléchi et réservé, définit également son travail de réalisatrice.
Ce « juste milieu » qui la caractérise, et donne la mesure de ses films, est loin de signifier l’ennui ou la fadeur. Sans même exploiter le registre un peu facile de la nuance et du détail émouvant, son cinéma s’établit sur d’autres territoires. Chaque être filmé, chaque objet, chaque événement, s’accompagne d’un vide ou de plusieurs vides. Pas d’artifice, de flou artistique ou de pointillés : les vides sont des trous noirs - et non des ombres - le néant absolu. En d’autres termes : la mort.
Le film démarre de la plage. Le sable, l’eau, la foule : masses compactes, homogènes ; multiplicités de particules filantes, coulantes, individuelles. Les trois personnages envisagés au travers de leurs souvenirs - un petit garçon, un jeune homme, une femme d’âge mûr - sont eux-mêmes des surfaces hétérogènes, insaisissables. Ils se heurtent, se mélangent, se décomposent. Contrairement à nombre de films choraux, celui-ci ne vise pas l’épuisement psychologique de l’individu. L’incarnation, par ailleurs puissante, se produit à un autre niveau. La psychologie éloigne de l’être en ce qu’elle le théorise et le limite artificiellement. Ici, à peine frôle-t-on quelque chose de personnel qu’une interruption se produit. Les personnages circulent, évoluent, on suit leur mouvement d’une époque à l’autre, mais surtout, on évite les pièges de la rationalisation, on ne détourne pas la continuité en narration. L’influence de Deleuze est très prégnante et propose une lecture du réel assez singulière au cinéma. En intériorisant les théories du philosophe, Pascale Ferran les applique, en quelque sorte, à son désir de représentation. C’est le présupposé qui conditionne la structure étonnante de « Petits arrangements ».
Aussi ces trous dont je parlais sont à équivalence des personnages, les constituants du réel. Il faut s’en « arranger », c’est le constat du titre. Les morts - les êtres chers disparus - mais plus encore les morceaux de vie révolue que l’on nomme le passé, et ceux-là que l’on néglige, que l’on ignore, bien que sous nos yeux. Et c’est un fait, nous sommes sans cesse partiels à nous-mêmes, vrillés de l’intérieur et mélangés. Pascale Ferran réussit à filmer ça, renonce à satisfaire l’envie infantile d’en savoir plus sur les personnages, les vies esquissées. La matière qu’elle structure par endroits, elle la laisse ensuite se dissoudre, s’anéantir comme ce château de sable chaque jour reconstruit, chaque jour, événement prévisible, détruit par la marée.
La lumière des « Petits arrangements » n’est pas celle, artificielle et vulgaire, des retournements de situation et des fins heureuses qui, sournoisement, donnent sens à la souffrance, la justifient moralement. Un cinéma sensible aux éléments naturels diffuse la lumière sans peine : il suffit qu’il rende celle qu’il reçoit. Jaillissante, indifférente, présente, tout simplement. C’est l’été, c’est une plage, on est là pour se reposer, jouer, rire, boire du vin, manger. Sans tragédie ni rien de définitif, cette vie-là est ouverte.
Catherine De Poortere