PASSED ME BY
Mais les racines profondes d’Andy Stott (et de son label) dans les musiques de danse et dans leur format discographique privilégié (le EP vinyle, 30 cm, 45-tours) ne disparaissent pas comme ça, du jour au lendemain. Vu leur minutage, les deux doubles EP originaux auraient pu sortir en simple LP 33-tours. Et selon la même logique – certes, sans l’adjonction des quelques titres bonus – les treize morceaux auraient tout juste pu sortir en un CD de 70’. Puisque le label s’est donné tant de peine (deux disques, une pochette dépliante, en tête-bêche, « à deux rectos et sans verso») à proposer sur un pied d’égalité les deux mini-albums et leurs deux fascinantes photos de pochette tirées des strates les plus anciennes des archives de National Geographic, cela titille notre curiosité d’auditeur à essayer de comprendre par l’écoute à quel point ces deux disques frères diffèrent ou se ressemblent.
Une écoute qui ne pourra se faire en faisant totalement abstraction de ce que l’œil a vu, tant les deux photos ethnographiques des années 1900 sont fortes : les scarifications sur la joue d’un Moyanzi du Congo et le masque en scapulaire d’une femme à Oman. En effet, en contraste avec une découverte à la radio, en soirée ou en boîte de nuit et, dans certaines conditions, via la dite « dématérialisation » de la musique en fichiers numériques diffusés sur Internet, l’écoute de la musique sur disques a, dans la majorité des cas, ceci de particulier qu’y interfèrent – pour le meilleur et pour le pire – les messages et puissances suggestives des pochettes.
La photo 1305954 des archives du magazine américain, prise au début du XXe siècle par Emil Torday, dont les 33 autres images de la même collection ont toutes été prises dans différentes ethnies du Congo (dont quatre autres montrant des scarifications) est à l’origine une photo rectangulaire verticale montrant le Moyanzi de la tête aux hanches, la tête et (encore plus) le regard déportés hors cadre vers sa gauche. Pour la pochette de Passed My By, le graphiste de Modern Love a bien sûr prélevé un carré de l’image d’origine en se focalisant sur la tête (les yeux, la joue, les scarifications), le haut du torse, une épaule et le départ du bras. C’est avec les morceaux « North To South » et « Execution » que l’image semble résonner le plus clairement. Le premier est un instrumental jouant de la complémentarité entre sons de fréquences très différentes : des infrabasses en fondation de la composition et des éclats en « bris de verre » plutôt angoissants, pas très confortables à l’écoute, en ponctuations dans les aigus. Le second incorpore des samples de voix masculine mais, contrairement à d’autres morceaux du disque (comme « New Ground » avec sa voix féminine assez sensuelle), celle-ci n’est pas soul du tout et se pare plutôt de zones d’ombres doom. Ce morceau met aussi en place une atmosphère inquiétante, se cantonnant dans les abysses des basses sans aucune ouverture ou trouée de lumière. Sur un autre plan, on pourrait aussi trouver une correspondance entre les scarifications de la pochette et certains traits stylistiques ou compositionnels d’Andy Stott qui frappe régulièrement (sur « Intermittent » ou « Passed Me By » par exemple) ses morceaux de coups de fouet, les lézarde de brusques hachures ou déchirures inattendues. Sur le morceau-titre du disque, cela n’empêche cependant pas la composition de rester dans un registre plutôt ouvert, lumineux et sentimental. Unifiées par la physicalité de leur son (« Play loud ! » serait-on tenté de conseiller), leur sens de l’espace et du temps ainsi que leur absence de poudre aux yeux et de gadgets, les sept plages de Passed Me By sont cependant variées et non redondantes, explorant plus qu’un seul registre d’ambiances et de stimuli.
Les trois premiers morceaux (correspondant aux deux faces du premier vinyle de la sortie d’origine) de We Stay Together sont assez différents. Par contraste avec les morceaux « à séquences », plus évolutifs, de la seconde moitié du disque ou de Passed Me By, ceux-ci sont plus stagnants (sans la connotation négative habituellement liée à l’adjectif), assumant dans la durée leur belle monotonie et le caractère entêtant de leur répétition. On y trouve peut-être le plus clairement la trace d’une des conséquences du ralentissement des morceaux d’Andy Stott : « J’ai appris en travaillant sur ce tempo à retenir pas mal de choses. [Dans le passé,] je semblais commencer à construire un morceau puis penser “Il manque quelque chose” – et alors, presque sans que tu t’en rendes compte, il y a beaucoup trop de choses qui se passent. Si tu travailles sur du matériau plus lent et que tu commences à ajouter des trucs, tu perds l’attention au point focal du morceau, tu commences à ajouter des gimmicks et d’autres trucs du genre. Donc, ce que j’ai appris de ces morceaux plus lents, c’est de me limiter à juste quelques éléments et de les faire fonctionner, de simplement maintenir l’attention sur ce que je voulais plutôt que de remplir les vides. Rien d’astucieux, rien de capricieux : juste avancer droit devant… » (op.cit.). Une manière imperturbable d’aller de l’avant qui n’a cependant rien d’un bulldozer écrasant tout sur son passage. La radicalité de Stott n’exclut pas la finesse, la grâce et le mystère. À l’image de cette photo prise à Oman par le globe-trotter Frederick Simpich : une femme arabe assise, déhanchée sur une caisse en bois, la jambe droite repliée sur la gauche, le pied correspondant sorti de sa chaussure, la main gauche posé sur la cuisse droite… Mais en contraste avec cette position générale du corps, faite de légères courbes et de diagonales, un regard imperturbablement fixé tout droit dans l’objectif du photographe occidental, derrière un masque en tissu en chevron inversé qui souligne autant qu’il ne cache.
Philippe Delvosalle