TWO SUNSETS
Les Tenniscoats font de la musique comme on écrit des chansons, et composent des chansons comme on improvise de la musique; en tâtonnant, en chipotant, en bricolant, mais aussi avec une idée bizarrement très claire de ce qu’ils veulent obtenir. La naïveté apparente de leur musique, sa douceur et son innocence, sont soutenues par une invisible expérience musicale, par une dextérité et des compétences instrumentales qui ne se mettent jamais en travers de leur ingéniosité et de leur talent. Ils peuvent ainsi cultiver le paradoxe de sembler à la fois fragiles et très surs d’eux, spontanés et extrêmement précis, et d’être en somme expérimental comme des enfants qui jouent, comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils font, comme si chaque chanson était leur première chanson. En quelques années et quelques albums, Saya & Takashi Ueno, le couple qui forme le noyau central du groupe Tenniscoats a réussi à balayer un large spectre musical, du folk à la chanson pop en passant par l’expérimentation, conservant pour chacun une patte immédiatement identifiable. Outre leurs activités sous ce nom, chacun d’entre eux deux figure sur une liste impressionnante d’autres groupes (Maher Shalal Hash Baz, Cacoy, Puka Puka Brians, Yumbo … ) et de side-projects (Oneone, Kasumi Trio…) ainsi que de collaborations entre Tenniscoats et d’autres artistes (Secai, Tapes).
Pour cet album Temporacha, on peut quasiment aussi parler d’une collaboration, puisqu’il est né d’une suggestion de Lawrence English, patron du label Room 40 -qui a jusqu’ici publié les Tenniscoats-, de sortir du studio et d’aller en plein air, en ballade, enregistrer de nouvelles chansons dans la nature. Les sept morceaux qui composent ce court album ont donc été créé al fresco, dans la campagne japonaise autour du parc Wako-Jurin ou de la rivière Koma, et paraissent avoir été improvisés en réponse à ces différents environnements. La voix de Saya, les instruments acoustiques emportés par elle et Takeshi, se mêlent au son ambiant, aux oiseaux des forêts comme au trafic des voitures. La réverbération naturelle d’un tunnel suggère un morceau, un ruisseau qui coule un autre. Il fallait tout le talent des Tenniscoats pour nous éviter l’impression de tomber au détour d’un sentier sur un pique-nique hippie, et jamais on n’a la sensation d’une mauvaise idée new-age, genre « chantons avec les oiseaux et les baleines ». Au contraire certaines des chansons enregistrées pour cet album sont parmi leurs plus aventureuses, leurs plus fragiles aussi, se limitant à quelques notes et quelques bricolages inventifs, et une écoute attentive et respectueuse de la nature.
Two sunsets est la collaboration très attendue entre les Tenniscoats et les Pastels. Les deux couples se sont plusieurs fois croisés et ont un jour décidé de mettre leurs énergies et leurs talents en commun, et de se réserver quelques semaines pour produire ce disque, entre deux tournées des hyperactifs Tenniscoats. Les Pastels sont, de leur côté, un groupe trop rare, à moins qu’il ne soit seulement économe. Il aura d’ailleurs sans doute fallu l’enthousiasme communicatif et le rythme de travail soutenu des Tenniscoats pour les obliger à finir un album en si peu de temps, eux qui semblent préférer faire traîner la composition et l’enregistrement sur de nombreux mois, des années parfois. Et pourtant leur disque commun ne semble pas du tout avoir été réalisé à la hâte, dans le stress, et reste bien un album détendu, cotonneux, serein, comme les deux couples ont l’habitude d’en produire, chacun de leur coté. Subtil équilibre entre l’orfèvrerie pop des écossais et la délicatesse des japonais, l’album est composé de bouts de chansons proposés par les uns ou par les autres, mais surtout terminés ensemble, en jouant de concert, dans la même pièce. On y entend l’influence des uns sur les autres, l’écoute et l’attention qu’un projet comme celui-ci réclament pour ne pas être juste une autre collaboration, en passant, mais bien un ouvrage en commun. Les chansons sont presque directement pop, purement pop, gaies et légères, comme une ballade à la campagne, une fois de plus, mais avec un soin et une concentration inhabituels sur les textures, les timbres. Les voix et les langues se relayent, s’échangent, les styles oscillent entre typiquement d’ici – « Song for a friend », ou « About You », reprise des Jesus & Mary Chain – et typiquement de là-bas – « Yomigaeru » ou « Sodane » - mais le plus souvent s’arrêtent entre les deux. Ce sont alors des moments de grâce, des morceaux qui devraient devenir des classiques, s’il y avait une justice en ce monde, comme « Vivid Youth » ou « Mou Mou Rainbow ». Elégant et discret, c’est un album qui ne fait aucun effort pour s’imposer, pour convaincre, mais qui – comme les autres Pastels ou les autres Tenniscoats, ceci dit sans la moindre objectivité - peut rapidement se révéler indispensable si on prend la peine de lui accorder un tant soit peu d’attention.
Benoit Deuxant