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Pointculture_cms | critique

STORIES [BERIO/ BERBERIAN/ CAGE/ MARSH/ MCLOW/ FRANK]

publié le

Stories, quand la voix se raconte autrement

 

 

 

  1. Pierre Boulez - Le Soleil Des Eaux (Vers. 1965)
  2. Pierre Boulez - Le Marteau sans maître -3 L'Artisanat furieux
  3. Stockhausen - Gesang der Jünglinge
  4. Karlheinz Stockhausen -Momente 16-KM
  5. Arnold Schoenberg - Pierrot Lunaire partie 1- 2 – Colombine
  6. Morton Feldman - Three Voices for Joan la Barbara 3-Slow waltz
  7. Giacinto Scelsi - Three Songs of Capricorn II Bass
  8. Jonathan Harvey- Mortuos Plangos, Vivos Voco
  9. Luciano Berio - Laborintus II (1965)

 

 

khzSi la musique expérimentale d'après-guerre, marquée surtout par le sérialisme intégral et l'électronique, devait associer voix humaine et langage dans le respect des structures musicales et des hauteurs, en donnant au timbre la valeur musicale d’un instrument (cf. Boulez : « Soleil des eaux » 1948 (1); « Marteau sans Maître » 1953-55 (2) ; Dallapiccola : « Cinque Canti » 1956), quitte à le décomposer électroniquement et à le réinjecter dans une trame plus abstraite (Stockhausen : « Gesang de Junglinge » 1955-56 (3)), la personnalité et la créativité de l'interprète devait peu à peu reprendre du terrain ouvrant une dimension expressive où l’humour ne devait pas être en reste (Stockhausen : « Momente » 1962 (4), voir aussi « Les grandes répétitions »). En fait, la seconde moitié du XXème siècle achevait de renverser le rapport de valeur séculaire qui, jusqu’au XVIIIème siècle, assignait à la musique instrumentale, considérée comme superficielle, un rang inférieur à celui de la poésie capable de raison et de sens moral. A ce sujet, le philosophe Moses Mendelssohn (1729-1786, le grand-père de Félix) disait que musique et poésie ne pouvaient se combiner que si l’une se soumettait à l’autre, les voyant même complémentaires dans la mesure la poésie permettait d’individualiser, de préciser les sentiments vagues exprimés par la musique. C’est le romantisme qui inversera le préjugé, en reconnaissant à la musique instrumentale le pouvoir d’exprimer des vérités inaccessibles au langage verbal. Avec le début du XXème siècle, la modulation musicale pénétrera plus en profondeur la texture vocale (Debussy : « Les Sirenes » ; Stravinsky : « Les Noces »), et même parfois cette modulation ne sera autre que celle du langage parlé (« Sprechgesang », « Pierrot Lunaire »de Schoenberg (5)).

berioAujourd’hui, un philosophe comme Clément Rosset n’hésite pas à écrire : « …le chant dorien des moines est sans rapport avec le texte qui l’accompagne, la musique des opéras de Mozart est sans rapport avec le contenu de leurs livrets, les partitions de Luciano Berio sont sans rapport avec les textes dont elles jouent : sans rapport autre qu’une coïncidence spatio-temporelle simplement admise par le musicien pour qui tout texte ne sera jamais qu’une occasion de se taire et de se mettre à l’écart tout en faisant semblant d’évoquer quelque chose… ». Rosset va même plus loin encore en parlant d’incompatibilité entre musique et esprit critique : « …le message est blanc et celui qui aurait pu l’entendre est de toute façon évanoui, perdu dans une béance anonyme... ». Ou encore, à propos de la musique : « Elle envahit l’écoute comme un réel inassignable, un réel violent, qui surprend et qui viole en effet la personne au point d’opérer sur elle, tout le temps que dure la fascination musicale, une anesthésie péremptoire. ».

jcA côté des compositeurs contemporains qui continueront, tout comme le cinéma, la chanson, le music-hall, à associer musique et texte dans un rapport traditionnel de renforcement mutuel, nombreux sont ceux, John Cage en tête, qui tireront parti de l’hétérogénéité dont parle Clément Rosset, y verront même une garantie d’authenticité, une autonomie indispensable, celle du verbe par rapport au sens, du chant par rapport au verbe (Morton Feldman « Three Voices » (6)), de la voix par rapport au chant, (Berberian : onomatopées de « Stripsody », « Three Songs of Capricorn » (7) où Giacinto Scelsi demande d’imiter le vomissement), du corps par rapport à la voix (Jonathan Harvey « Mortuos plango, vivos voco » : voix simulée synthétiquement par un programme de l’IRCAM (8) et finalement, de l’événement sonore par rapport à celui qui suit ou précède (Cage). Luciano Berio ne disait-il pas au sujet de « Coro » : « L'œuvre attaque le problème qui est peut-être le plus profondément enraciné en moi : mettre ensemble, donner un ordre à des choses apparemment hétérogènes. »

cbEn se libérant elle-même progressivement de ses propres syntaxes, la musique du XXème siècle allait se rendre maître du verbe, jusqu’à en dévorer les entrailles sémantiques ; au delà d’un simple renversement de priorités, ce sont les rôles eux-mêmes qui vont être inversés dans la mesure où les clefs de compréhension seront désormais du côté de la musique et ne seront plus l’apanage exclusif du langage. Celui-ci va peu à peu dévoiler sa nature originelle faite de sonorités, de rythmes, d’allitérations, d’onomatopées, de balbutiements se référant à une sorte d’enfance musicale du langage. Clément Rosset parle de « pré-signification d’ordre musical » et François-Bernard Mâche appelle « universaux » ces modèles sonores inscrits dans notre mémoire mythique, allant jusqu’à affirmer : « le langage est une musique qui s’est spécialisée dans la communication ». Bien entendu, la composante musicale du langage même n’avait jamais échappé aux musiciens ; Jean-Jacques Rousseau et nombres de théoriciens-compositeurs du XVIIIème siècle (Quantz, Mattheson etc.) y voyaient même le modèle de référence de la mélodie et du rythme tandis que, plus près de nous, Schoenberg, dans le « Pierrot Lunaire » osera un rapprochement inédit du chant et du langage parlé (Sprechgesang), mais ce qui intéresse davantage l’approche expérimentale lorsqu’elle explore la composante sonore du langage, c’est la nature intrinsèque de celui-ci, comme l’explique Luciano Berio : « Je ne peux pas mettre un texte en musique, car il y a une musique potentielle en lui qu’il faut faire éclater et aussi parce que la voix, qu’elle dise des mots ou non, est significative. »
En tant qu'accompagnateur de classes de chant et époux de Cathy Berberian (de 1950 à 1964), il était peut-être bien placé pour y accorder une attention particulière et l'influence de John Cage, venant croiser l'héritage du sérialisme, reste certainement l'élément déterminant dans son approche du travail vocal. Abandonnant toute forme de linéarité et d'enchaînement logique dans le débit oral, Cage devait libérer le champ créatif de l’emprise du discours et interpeler tous les niveaux de perception.

C'est précisément cette autre manière de raconter que « Stories » invite à découvrir en réunissant autour de Luciano Berio des compositeurs et interprètes co-créateurs alliant perfectionnisme et sens de l'humour. Si le titre de l'album s'inspire de « Story », composé par John Cage sur deux courtes lignes de Gertrude Stein, c'est peut-être que celui-ci représente la clé de décodage (ou plutôt de non décodage) d'un ensemble dont le pivot central est « A Ronne » où Berio réitère avec le poète Edoardo Sanguineti une collaboration qui avait déjà porté ses fruits avec Passaggio en 1962 et Laborintus II en 1965 (9)). Véritable pierre angulaire du nouveau théâtre musicale, la pièce, composée en 1974, combine, comme ce fut déjà le cas avec « Passaggio », les situations vocales à une narration textuelle où les codes historiques, lexicaux (grec antique, latin, langues modernes) et musicaux se mélangent, induisant des étages différents de compréhension et appréhension. « Not A Soul But Ourselves » de Robert Marsh se concentre davantage sur l'articulation parlée et s'appuie sur l'amplification afin de rendre audible un travaille tout en finesse à partir du chapitre ALP de Finnegans Wake de Joyce. Les autres pièces du CD vont davantage explorer le medium sonore du langage à travers ses tics (« As I was saying » de Sheldon Franck), l'expression sonore dépouillée de tout contenu (« Young Turtle Assymmetries » de Jackson Mac Low) et les onomatopées de « Stripsody », œuvre emblématique composée par Cathy Berberian en 1966.


Jacques Ledune


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