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Des révoltes qui font date #55

18 juin 1971 // Publication des Pentagon Papers suite à la fuite du lanceur d'alerte Daniel Ellsberg

Pentagon Papers 2
Kath Graham  & Ben Bradlee
En pleine guerre du Vietnam, le lanceur d’alerte Daniel Ellsberg divulgue à la presse des informations classifiées qui deviendront les Pentagon Papers. C’est à Katharine Graham, dirigeante du Washington Post, que l'on doit la publication de l’affaire. Une histoire relatée par la fiction de Steven Spielberg, « The Post ».

États-Unis, 18 juin 1971. En dépit de la censure essuyée par le New York Times, empêché par la justice américaine de poursuivre la publication de documents relatifs à la guerre du Vietnam, le Washington Post fait paraître dans ses colonnes les prémices d’un feuilleton politico-médiatique majeur : les Pentagon Papers. Une série d’articles s'appuyant sur un rapport commandité par l’ex-secrétaire à la Défense, Robert McNamara, et divulgué à la presse par l’analyste Daniel Ellsberg, communément considéré comme le premier lanceur d’alerte.

Totalisant une masse de près de 7000 pages, le texte fait état de l’implication politique et militaire du pays dans la guerre du Vietnam depuis 1955, de la présidence de Dwight D. Eisenhower à celle de Richard Nixon, alors en cours de mandat. Si ce dernier est enclin à exercer une pression sur le pouvoir judiciaire en vue d’entraver la liberté de la presse, c’est que le contenu des papiers expose les administrations successives dans leur propension délibérée à prolonger et intensifier le conflit… alors même que son prédécesseur, Lyndon Johnson lui-même, le savait perdu dès 1965, six ans plus tôt.

« Deux impératifs moraux sont alors en balance. La décision de publier relève, en dernier ressort, de la dirigeante du Post, Katharine Graham. — »

Indigné par cette volonté du gouvernement de museler la presse, à commencer par le New York Times, Benjamin Bradlee, alors rédacteur en chef du Washington Post, remue ciel et terre pour obtenir une copie des fameux Pentagon Papers. Il y parvient par le truchement du journaliste Ben Bagdikian, lequel retrouve la trace d’un Daniel Ellsberg déterminé à porter l’affaire au su et vu de tous. Qu’importe le canard, pourvu que le public sache. C’est précisément là que le bât blesse puisque, si la source du Times s’avère aussi celle du Post, ce dernier encourt des poursuites judiciaires pour infraction à l’Espionage Act, une loi fédérale destinée à garantir la sécurité nationale contre la fuite d’informations classées secret-défense.

Deux impératifs moraux sont alors en balance. La décision de publier relève, en dernier ressort, de la dirigeante du Post, Katharine Graham… née Meyer. Fille du banquier et patron de presse Eugene Meyer, l’héritière n’était pourtant pas destinée à prendre sa succession : mariée à un certain Phil Graham, c’est à lui que son père confie les rênes de l’entreprise. Suite à son suicide, en 1963, Katharine est élue présidente du Post. Contre l’avis général de ses conseillers – exclusivement masculins –, et au risque de compromettre à la fois la pérennité du journal et sa propre liberté, elle ordonne la publication des informations, qu’elle juge d’utilité publique.

Katharine Graham Ben Bradlee

Katharine Graham et Benjamin Bradlee - Crédits : Associated Press

C’est donc l’angle pour lequel opte Steven Spielberg afin de raviver le souvenir de l’un des scandales d’État les plus retentissants de l’histoire des États-Unis. Quoique davantage porté sur la science-fiction à ses débuts (Rencontres du troisième type, E.T. l’extraterrestre, Jurassic Park…), le réalisateur manifeste rapidement une propension à se réapproprier d’importants phénomènes historiques tels que la Seconde Guerre mondiale (La Liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan…) ou l’esclavagisme (Amistad, Lincoln…). En marge de la grande histoire, des destinées apparemment plus modestes l’exhortent également à faire la lumière sur des personnalités comme Frank Abagnale Junior, un escroc franco-américain rendu célèbre par Arrête-moi si tu peux, ou encore Mehran Karimi Nasseri, un réfugié iranien dont la mésaventure est relatée dans Le Terminal.

Avec The Post, le cinéaste adopte une posture médiane : s’il y est question de la guerre du Vietnam et des personnalités qui ont joué un rôle dans l’affaire des Pentagon Papers, son véritable propos est de mettre en exergue la contribution singulière de Katharine Graham, seule femme à surnager au sein d’un monde d’hommes mus par un large éventail d’intérêts, exception faite du seul qui vaille en dernier ressort, celui de la multitude.

« Au-delà du faux suspense ô combien classique qui étaye la narration, la valeur du film réside dans les différents niveaux de lecture qui tendent à dérouter le spectateur quant aux préoccupations premières de son auteur. — »

En regard d’une réalisation conventionnelle, Steven Spielberg a su s’entourer à bon escient afin d’accoucher d’un mille-feuilles narratif dont l’écriture fait la force. Pour l’occasion, est convoqué un professionnel aux références particulièrement appropriées, le scénariste Josh Singer. Ce dernier est connu pour sa longue collaboration dans la série très encensée The West Wing, son attrait pour la figure du lanceur d’alerte avec The Fifth Estate de Bill Condon, ainsi qu’une connaissance préalable de l’univers médiatique grâce à son implication dans le Spotlight de Tom McCarthy. Un parcours qui le mène assez naturellement à travailler avec Spielberg sur The Post, fort d’une expérience qui croise intrigue politique, fuite d’informations gouvernementales et rôle des médias dans leur divulgation.

Katharine Graham Ben Bradlee

Tom Hanks et Meryl Streep dans The Post

Au-delà du faux suspense ô combien classique qui étaye la narration, la valeur du film réside dans les différents niveaux de lecture qui tendent à dérouter le spectateur quant aux préoccupations premières de son auteur. Partant d’une focale élargie sur la rébellion de Daniel Ellsberg (Matthew Rhys), Josh Singer resserre graduellement son propos autour de sa véritable héroïne, passant par une série de strates scénaristiques intermédiaires. Notamment par le personnage de Ben Bradlee (Tom Hanks), présenté comme un idéaliste investi d’une mission d’intérêt public, avant d'être nuancé par le biais d’un protagoniste inattendu, son épouse (Sarah Paulson) jusque-là reléguée à l’intendance d’une maison envahie d’hommes absorbés par la primordialité de leur tâche.

À cet égard, le script de Josh Singer prend soudainement une tournure féministe dont la subtilité contrebalance la facture conventionnelle de la réalisation. C’est une femme, que l’on croît reléguée au rang de ménagère, qui renseigne finalement le spectateur sur les enjeux réels de l’histoire : entre Ben Bradlee et Katharine Graham (Meryl Streep), le premier se sert de l’affaire pour conforter sa réputation de journaliste au service de la vérité, la seconde n’en retire aucun bénéfice personnel… si ce n’est l’intime conviction d’avoir bien agi. En ce sens, The Post est non seulement un objet de révolte face à l'opacité des agissements étatiques et la censure de la presse, mais revêt finalement la forme étonnante d'un plaidoyer pour l'émancipation féminine.


Texte : Simon Delwart

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