Enfance de l'amour : « Petite Maman » de Céline Sciamma
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Quand Nelly entre pour la première fois dans la maison de sa grand-mère, il fait nuit noire. Dans un demi-sommeil, à la lueur vacillante d’une lampe de poche, la fillette entrevoit le décor qui fut durant son enfance celui de sa mère Marion, un intérieur modeste mais chaleureux, et la forêt tout autour. Mère et fille sont venues tout droit de l’ehpad où la grand-mère s’est éteinte à un âge avancé. Un peu plus tard, le père les rejoint au volant d’une camionnette. À eux trois, vider la maison ne devrait leur prendre que quelques jours, mais le cœur de Marion n’est pas à l’ouvrage si bien que la jeune femme ne tarde pas à s’en aller, laissant au père et à la fille le soin de remiser ses affaires d’autrefois. Livrée à elle-même, Nelly part à la découverte des environs. Sa mission : retrouver la cabane de Marion quand elle avait pile son âge. Au milieu des bois, le fragile édifice existe encore. Chose étrange, la cabane semble moins à l’état de ruine qu'inachevée. Nelly s’aperçoit qu’elle n’est pas seule : il y a une petite fille qui se tient là, les bras chargés de branchages.
L'intensité en récit
Depuis ses débuts avec Naissance des pieuvres (2207) et le très remarqué Tomboy (2011), jusqu’au récent succès du Portrait de la jeune fille en feu, film qui aura fait date dans la mise en lumière d’un regard féminin au cinéma, la trajectoire de Céline Sciamma est sans aucun doute liée à un certain désir de renouvellement des codes de représentation. Les moyens dévolus à cette recherche restent d'ordre cinématographique. Avant que les mots ne s’y invitent, les images répondent aux images et il y a un peu de l’utopie dans la démarche, ainsi s’explique le succès de cette révolution discrète, son impact sur le public.
Ce qui importe à Céline Sciamma, c’est de multiplier les possibles. Il s’agit presque d’en revenir aux sources de la fiction : et si on disait que… proposent les enfants. Dans Petite Maman, il n’est pas anodin que cet élan soit le sujet d’une mise en abime. Deux fillettes inventent des histoires en s’attribuant des rôles d’adultes. Je suis le détective, tu es la comtesse, que veux-tu savoir, d’où vient ton argent, tu as un secret, je dois m’enfuir, qu’est-ce qui te retient, pourquoi as-tu l’air si triste… poids des affects, divisons sociales, fascination de la loi, conflit d’intérêts : tout y passe. L’idée est de donner suite au moment de la rencontre par l’imagination, donc par le jeu, et plutôt que de le soumettre à l’analyse, d'ouvrir l’intensité d’un amour au récit.
« Défaire les hiérarchies institutionnelles, générationnelles, sociales, ne serait-ce que de façon purement conjecturale, révèle le véritable potentiel d’une relation en la soustrayant aux formes établies qui l'étouffent. — »
On sent bien que rien n’est gratuit chez Céline Sciamma. Cette sursignifiance de la moindre scène, du moindre geste, se marque en creux par un manque de spontanéité de la part des protagonistes. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce cinéma qu’enveloppé d'une ardente pensée, celle-ci en vienne à le figer. Le malentendu qui en découle se traduit en une impression de froideur qui peut mettre le spectateur à distance. Loin de s’identifier à des idées, les personnages n’ont toutefois de cesse de remettre en acte les questionnements qui les animent, de les déplier, les déployer dans tous les sens, sensuels, sensoriels, sensibles, sensitifs, de sorte qu’au centre de la discussion et de l’image, ce sont toujours des corps, ce qu’ils éprouvent, ce qui les pousse les uns vers les autres, ce qui les arrête, les blesse ou les délivre au-delà de l’entendement.
Le rêve d'être enfant avec toi
Sans rien dévoiler d’une intrigue qui, par sa ténuité, mérite d’être laissée à l’entière délicatesse de son déploiement, on se contentera de mentionner que Petite Maman est un film qui rêve. Ce rêve, comme Le Portrait de la jeune fille en feu, est un rêve d’amour. Et ce n’est pas en amoindrir la portée que d’en rester là, à un niveau d’émotion qui se passe de tout commentaire. Un voyage intérieur se laisse percevoir à demi-mot, voire muettement.
C’est le rêve d’une sororité générationnelle et familiale. Le terme sororité, auquel Céline Sciamma accorde un sens très personnel, demande de fait à être reprécisé. On croit savoir que le concept s’intéresse aux rapports entre filles. En guise de clin d’œil, la cinéaste va jusqu’à choisir d’attribuer à ses héroïnes des prénoms en M : Marie (Naissance des pieuvres), Mickaël (Tomboy), Marieme (Bande de filles), Marianne (Portrait de la jeune fille en feu) et Marion (Petite Maman). Il est vrai qu’une notion focalisée sur le féminin ne cache pas son caractère excluant, notamment à l’égard du genre masculin. Fraternité – sororité –, il faut comprendre que si les concepts ont un genre, leur usage n’en a pas nécessairement, ou alors au détriment du féminin. Quoi qu’il en soit, Céline Sciamma use de la sororité comme d’un principe d’égalité. C’est en effet le nom qu’elle donne à une modalité de rencontre qui va à rebours des cadres qui divisent : garçons / filles (Tomboy) : hétéros / lesbiennes (Naissance des pieuvres), personnes racisées / non racisées (Bande de filles), maître / serviteur (Portrait de la jeune fille en feu), parent / enfant (Petite Maman).
Si mon cœur
Logiquement, ce rapprochement entre des êtres qui ne sont pas égaux dans la vraie vie peut se teinter de transgression, mais ce n’est pas la voie suivie ici. « Mon cœur est dans ton cœur, ton cœur est dans mon cœur » : les paroles de la Musique du futur disent bien où les choses se déroulent, dans un espace qui ne relève ni de la morale ni de la politique, quoiqu’il en fasse constamment les frais. Défaire les hiérarchies institutionnelles, générationnelles, sociales, ne serait-ce que de façon purement conjecturale, révèle le véritable potentiel d’une relation en la soustrayant aux formes établies qui l'étouffent. Les évidences, c’est bien connu, empêchent de bien voir.
« Marcher, ramasser des brassées de feuilles, construire un abri, s'étreindre, sont de simples péripéties que la forêt conduit jusqu’au vertige. — »
La forêt jusqu'au vertige
Déplacer des blocs de réalités, c'est un travail de montage. Claire Mathon, directrice de la photographie, et le chef monteur Julien Lacherey s'entendent l'un et l'autre pour dépouiller l'image des d’effets qui viendraient contredire son caractère volontairement atténué. L'histoire se déroule en automne et le flamboiement des arbres est la seule note visuellement un peu haute d'un récit dont le caractère intime – autobiographique – tend à se faire oublier. On notera ainsi que, dans l'élaboration de la forme, la forêt revêt une fonction décisive. Loin d’être simplement contemplée comme il est d’usage au cinéma, elle prend en quelque sorte part à l’action, dans ce sens qu’elle se dispose à la recevoir et la rend possible. Comme dans les contes, ce qui advient sous le couvert des arbres ressort toujours un peu de la magie. Sans aller jusqu’à l’ésotérisme, la forêt demeure un gigantesque conservatoire, il y suffit de quelques pas pour avoir la sensation que les êtres qui la peuplent répondent à des temporalités plus vastes et puissantes. Il revient à Céline Sciamma de s’emparer de cet imaginaire pour y installer des actions qui, dans cet environnement hyperbolique, prennent un tour merveilleux : marcher, ramasser des brassées de feuilles, construire un abri, s'étreindre, sont de simples péripéties que la forêt conduit jusqu’au vertige.
Pensivité
Vertige qui se généralise à tous les composants du récit, lieux (chambres, cuisines, couloirs, salles de bain), vêtements, musique, personnages. Tout, à l’image, est affaire de coulissement et de circulation. De cette matière mouvante, fusionnelle et mate se dégage un regard très singulier sur l’enfance. On ne s’étonnera pas de constater que les petites filles y sont considérées à l’égal des adultes, et plus que cela, comme des adultes. Et donc, lorsque le film adopte leur point de vue à elles, c’est le point de vue de deux enfants en tant qu’adultes. Du reste, ce qui ressemble à un bond conceptuel n’est pas faux. Il y a de l’adulte dans l’enfant comme un fond de sérieux qui ne se dit pas, une lucidité soucieuse qui se manifeste par intermittence, vite engloutie, et que Céline Sciamma met opportunément à l’avant-plan pour, là encore, ménager la possibilité d’une rencontre, d’une correspondance plausible entre les générations.
Dans cette atmosphère pensive, pour enfin en venir au titre Petite Maman, ce qui s’exprime est aussi une hantise des liens du sang : t’aimerais-je autant si tu n’étais pas mon enfant ? et toi ma maman ? puis-je faire autrement que de t’aimer puisque tu existes par moi et moi par toi ? À cette question, certaines œuvres tentent de répondre en proposant des modèles de maternités choisies qui passent outre la biologie de l’hérédité. L’adoption prouve en effet que l’amour entre un parent et un enfant ne dépend nullement de l’ADN. Mais Céline Sciamma se confronte autrement au problème, et de manière plus indirecte. Il lui faut pour cela envisager un contexte différent, la rencontre comme une sorte d’uchronie. L’imaginaire fraie un chemin vers le réel. Et c’est peu à peu, sans événement spectaculaire, sans épiphanie mais avec une solide obstination que s’active, dans un espace fusionnel où le temps s’abolit, le sentiment comme un surcroit de réel.
Texte : Catherine De Poortere
Crédit images : Cinéart
Agenda des projections
Sortie en Belgique le 30 juin 2021, distribution : Cinéart
En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes :
Bruxelles, Le Stockel
Bruxelles, Kinograph
Bruxelles, Le Palace
Bruxelles, UGC Toison d'Or
Charleroi, Quai 10
Liège, Le Parc
Liège, Sauvenière
Liège, Le Churchill
Mons, Plaza Art
Namur, Cinéma Caméo
Rixensart, Ciné Centre
Tournai Imagix
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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