ORPHÉE
Premier volet d’une trilogie dédiée à Jean Cocteau, l’opéra Orphée de Philip Glass ressort sous la houlette du Portland Opera. Pour notre plus grand plaisir ?
Il est peu aisé de résumer la carrière de Philip Glass : musicien dès l’âge de six ans, étudiant à l’Université de Chicago à 15 ans seulement, le jeune prodige part suivre un enseignement en composition à la prestigieuse Juilliard School de New York à la fin des années 50 avant de poursuivre sa formation sous la houlette de Nadia Boulanger à Paris et de travailler avec Ravi Shankar.
Très vite, il s’intéresse à la composition pour le théâtre et le cinéma, et ce n’est peut-être pas un hasard si son premier concert en tant que compositeur se tient en septembre 1968 à la Filmmakers Cinémathèque gérée par Jonas Mekas et d’autres cinéastes d’avant-garde.
Avec son Ensemble, Philip Glass propose une autre façon d’appréhender les musiques dites « savantes » à l’aide de claviers électroniques, voix et instruments divers retravaillés à la console de mixage lui valant la réputation d’être trop « rock » pour les amateurs de musique classique, même contemporaine, et trop « classique » pour les amateurs de rock.
Dès 1976, il se penche avec curiosité sur l’opéra et signe Einstein on the Beach, qui reste à ce jour l’une de ses pièces maîtresses.
Compositeur prolifique, Philip Glass aime, tel un Jérôme Bosch de la musique, se lancer dans des tableaux complexes aux panneaux multiples : depuis ses musiques pour la trilogie des « Qatsi » de Godfrey Reggio (Koyaanisqatsi en 1982, Powaqqatsi en 1988 et Naqoyqatsi en 2002), on connaît le goût du compositeur pour les œuvres en plusieurs volets. On notera ainsi sa collaboration avec l’auteure britannique Doris Lessing, lauréate du Prix Nobel de littérature en 2007, pour The Making of the representative for Planet 8 (1986) et The Marriages Between Zones Three, Four and Five (1997), ainsi que le triptyque qui nous intéresse ici, à savoir sa trilogie Jean Cocteau comprenant Orphée (1993), La Belle et la Bête (1994) et Les Enfants Terribles (1996).
Relecture d’un mythe
Avant toute chose, je tiens à préciser que, si mon admiration pour les instrumentaux minimalistes de Philip Glass frôle parfois la dévotion religieuse (avec une tendresse toute particulière pour ses œuvres pour piano solo), je ne suis en revanche pas une grande admiratrice de ses opéras, car, en bonne adepte du «less is more», je trouve que ces derniers pèchent bien souvent par maniérisme, et mon cœur pétri d’amour pour la délicatesse discrète des Lieder de Franz Schubert, Kurt Weill et Benjamin Britten n‘a pu s’empêcher de saigner à l’une ou l’autre écoute de l’art lyrique « made in Glass ».
Orphée, pourtant, c’est autre chose : depuis que Paul Barnes en a offert une admirable transcription pour piano (The Orphée Suite for Piano, 2003), dépouillant ainsi les compositions jusqu’à l’os et les amputant de toute fanfreluche, à commencer par les voix, je n’ai pu que m’incliner devant la richesse mélodique de cette œuvre basée sur celle de Jean Cocteau. Ainsi, comme dans le film du poète français, le mythe d’Orphée et Eurydice est transposé dans le Paris contemporain: le thème central de cette histoire est tellement universel – un homme tente de faire revenir sa belle de l’au-delà – qu’il permet de nombreuses fantaisies, et les adaptations au fil du temps se sont suivies sans pour autant se ressembler (j’en profite pour rappeler à votre bon souvenir le très beau Orfeu Negro de Marcel Camus dont la bande originale signée Antônio Carlos Jobim et Luis Bonfá reste l’une des pierres angulaires de la bossa-nova).
Présenté par le Portland Opera, cet Orphée fut enregistré en novembre 2009. Je ne vous cache pas que j’aurais préféré qu’il fût en anglais et non dans la langue de Cocteau, car les opéras en français me font généralement l’effet d’une douche froide, d’autant plus quand il ne s’agit pas de la langue maternelle des chanteurs (excellents, cela dit !). Les goûts et les couleurs étant ce qu’ils sont (et les miens n’étant pas nécessairement un exemple à suivre), le livret signé Philip Glass, grand francophile devant l’Éternel, m’a néanmoins poussée à lui tirer mon chapeau une fois de plus.
Il est pourtant bon de se souvenir que les textes, aussi fidèles soient-ils au scénario de Jean Cocteau, s’inscrivent dans un ensemble qui dépasse de loin le simple format de ce double CD: l’opéra est un art à la fois musical et théâtral, d’où l’intérêt d’y assister, dans la mesure possible, « pour du vrai ». Il est en effet extrêmement délicat d’en apprécier tout le sel quand on n’a accès qu’à une infime partie du spectacle, et cette œuvre méconnue du compositeur américain ne fait hélas pas exception.
Opéra original qui, en dépit de ses faiblesses, s’inscrit harmonieusement dans la carrière de Philip Glass, cette captation d’Orphée possède néanmoins des qualités indéniables : l’orchestration y est aussi impeccable que les voix, et il ressort de ce coffret un grand plaisir dans l’interprétation des uns et des autres.
Un plaisir communicatif, malgré tout !
Catherine Thieron
En complément :
« Orphée » de Jean Cocteau, article de Catherine De Poortere