VIE EST UN JEU DE CARTES [MAISHA NI KARATA] (LA)
Lors du premier film avec ces six enfants, « Bichorai », c'est Zorito qui avait eu l'idée : se revoir à intervalles régulier et voir comment la vie avance. C'était en 1991, et la rencontre suivante ne devait pas avoir lieu. Revenu sur place à Bujumbura quelques années plus tard, De Pierpont avait été empêché par la guerre de réaliser la suite de son film, et de retrouver les enfants. Ce n'est que douze ans plus tard qu'il aura enfin la possibilité de les revoir. Le film qui devait montrer leur évolution, leur lent passage de l'enfance à l'age adulte changera totalement de propos. S'ils étaient miraculeusement encore tous en vie, ce sont des adultes dispersés que le réalisateur rencontrera alors. La bande de gamins des rues, qui rêvaient de la "belle vie", celle où l'on mange simplement à sa fin, s'est éparpillée et il ne les reverra qu'un par un. Ce sera alors la même question qui se posera: Qu'est ce qui a changé, durant ces années? Comment voient-ils la vie à présent, avec leurs yeux d'adultes grandis trop vite, à travers les guerres, les conflits où des amis dont on ignorait jusque là l'appartenance ethnique deviennent du jour au lendemain des ennemis, à travers l'exode, la pauvreté, la maladie. Le leitmotiv du film reviendra dans les propos de tous : "la vie est dure", constat sobre et tragique qui sera développé par les "enfants" à travers leur lutte quotidienne pour la survie, qui prend à présent une forme différente pour chacun. Les uns sont toujours à la rue, d'autres ont un métier qui leur apporte quelques certitudes précaires, certains sont retournés chez leurs parents et d'autres encore ont été pris en charge par des institutions religieuses. Pour tous c'est l'occasion de revenir sur leur enfance, sur leur trajet, le même chaque fois. Leur récit commence toujours par une fuite, lorsqu'ils ont un jour décidé d'abandonner leurs parents, trop pauvres pour les nourrir, et de se rendre là où l'on trouvait l'argent, dans "un endroit qui s'appelle la ville". Ils sont alors parti mendier, pourchassés par leurs parents à qui ils faisaient cette réponse cruelle, lorsqu'ils voulaient les reprendre: "si je reviens, vous allez me faire manger à ma faim?". Avec leurs modestes gains de "birobezo", "vauriens gardiens de voiture", ou de vendeurs à la sauvette, ils obtenaient en outre une liberté et une autonomie qui les faisaient rêver, ces enfants, malgré la dureté de leur condition, malgré les brimades de la police et les coups pris dans les bagarres de rue. Plus tard la honte en a détournés certains de la mendicité, ils étaient tous de toutes façons devenus trop grands pour ça. Mais comment avec un tel "CV" vont-ils aujourd'hui pouvoir se réinsérer dans la société du Burundi, obtenir un emploi, un logement, se marier? A travers leurs récits et leur confidence, c’est avant tout la dignité des six enfants qui transparaît, la fierté qu'ils conservent d'eux-mêmes et l'estime qu'ils ont pour les autres. Malgré leur propos souvent désabusés, résignés, c'est un même acharnement quotidien que le réalisateur nous montre, un même désir d'une vie décente, même si "Maisha ni karata", "on n’a pas tous le même jeu de cartes en main".
(benoit deuxant)
En 1991, six enfants des rues de Bujumbura, au Burundi, apprivoisent un cinéaste européen et le convainquent de faire un film sur eux. Pendant un mois, ils apprennent à se connaître, puis
décident qu’ils se reverront aux moments charnières de leur vie. Le réalisateur revient en 1994, mais le début de la guerre civile l’empêche de voir les enfants. Lorsqu’il retourne au Burundi en 2003, il se pose l’angoissante question de savoir s’ils ont tous survécu…
Philippe de Pierpont les retrouve tous les six et prend le parti de les filmer séparément en leur donnant librement la parole, une parole dont ils sont généralement privés. En devenant leur confident, le réalisateur leur offre l’occasion de s’expliquer sur les raisons précises de leur fuite et sur la façon dont ils ont investi les rues. Réalistes et sincères, Jean-Marie, Innocent, Zorito, Philibert, Assouman et Etu font le point sur leur parcours chaotique : tantôt mendiants, tantôt vendeurs à la sauvette, débrouillards mais pas voleurs, marqués par la vie et par l’épreuve de la guerre. Ce qui frappe à travers leurs récits, c’est la dignité et l’intelligence des six amis pour qui estime de soi et respect de l’autre restent des valeurs fondamentales.
Par de constants allers et retours entre le passé et le présent, on découvre que les enfants pleins de rêves ont laissé place à des adultes désenchantés. Leur discours, à la fois fataliste et résigné, est pourtant porteur d’espoir, de rêve et d’humour. Arrivés à un âge où il ne fait plus bon être mendiant, ils sont tenaillés par le désir de partager le destin du «Burundais moyen». Mais, «Maisha ni karata- on n’a pas tous le même jeu de cartes en main», comme en témoigne la lutte quotidienne de ces six arpenteurs.
Un documentaire interpellant et exceptionnel par la qualité de l’écoute et la franchise des réponses. Un film riche également car il a donné à ces jeunes sans repères un point d’attache, une fierté et la conscience d’exister. Il a aussi permis d’engager une réflexion sur les enfants des rues au Burundi qui a débouché sur la création de centres de réinsertion.
À noter :
- Ce film s’inscrit dans un projet documentaire à long terme. Dans quelques années, Philippe de Pierpont retournera filmer ses amis à Bujumbura. Il s’agit d’accompagner la vie de ces six personnes, de leur enfance à leur vieillesse, et de ponctuer cette démarche par des films confrontant passé, présent et futur. La boucle générationnelle constituera un moment privilégié pour refaire le point.
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Philippe de Pierpont est également - entre autres - l’auteur des documentaires Les princes de la rue - TJ7431 (VHS), réalisé à Bujumbura en 1991 et La ville invisible - TJ9491 (VHS) qui dresse une topographie kaléidoscopique de Bruxelles.
CM