Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

DANSE - LE BALLET DE L'OPÉRA DE PARIS (LA)

publié le

Ce film existe aussi en Blu-ray

Ce film existe aussi en Blu-ray

 

 

 

D’abord, un survol panoramique de la ville de Paris, entre onirisme dansé et repérage pour frappe chirurgicale. Ensuite, l’intrusion dans le sujet se poursuit en quelques vues cadrées, plus rapprochées, jusqu’à localiser, à l’intérieur de cet organisme urbain échevelé et pourtant très organisé, le bâtiment de l’Opéra qui constitue une pièce maîtresse de son patrimoine culturel; la caméra traverse la façade et, courant à travers les couloirs, les coulisses, les escaliers, les communs et les débarras de cet édifice prestigieux, révèle sa fonction de carapace. Mal éclairés, impersonnels, ils font tout autant office de tranchées et de fortifications qui isolent de l’extérieur que d’espaces fonctionnels, de ceux qui permettent aux différentes parties et fonctions d’une institution de communiquer. Les veines et les artères. Ensuite, on entre dans le vif du sujet, dans les salles de répétition où ça danse, où les corps n’existent que pour danser. Plusieurs spectacles sont simultanément en préparation, à des étages différents, ça grouille intensément et ça donne par là-même l’impression d’une usine. En quelques minutes donc, le cinéaste survole le corps ambitieux de la grande ville historique et, avec des images rapides et précises qui en démontent l’organisation en pelures d’oignon, vient filmer ce qu’elle a dans le ventre et qui contribue à son aura, là où elle doit créer du rêve, du vrai rêve ou de la poudre aux yeux, grâce à de formidables machineries comme celle qui consiste à inventer et entretenir le désir de danse, désir d’échapper aux mouvements lourdauds du corps assujetti à la pesanteur inexpressive.

Le cadre est posé : un corps de ballet de cette envergure ne peut exister que porté par une vaste et complexe administration, celle de la cité. Une organisation ramifiée, structurée, hiérarchique qui fait qu’une fois admis à l’intérieur pour danser, on se retrouve isolé du reste du monde, coupé des contingences et que l’on peut se consacrer totalement et exclusivement à la danse. Plus rien d’autre ne compte. La contrepartie exigée en échange de ces conditions de travail idéales, laissant miroiter l’accomplissement glorieux de soi, est très claire: donner le meilleur de soi-même, sans réserve. Il faut se dévouer totalement, avec abnégation, atteindre l’excellence ou partir. C’est un endroit idéal pour laisser éclore sa passion pour la danse, mais aussi un lieu d’enfermement, disciplinaire et sacré. Tout est organisé en une machine redoutable mais aussi en culte transi; cette dimension étant indispensable pour surmonter les sacrifices exigés et elle est, d’autre part, de plus en plus confondue avec la part managériale. Directement perceptible, parce que Frederick Wiseman montre la danse en train de se faire, de se construire, au travers de ces différentes étapes où l’esthétique est poreuse, hétérogène et encore dépendante de toutes les conditions matérielles, sociales, économiques qui rendent possible l’idéalisation des corps dans la danse. Les dispositifs répondent tous au même schéma: sous l’œil attentif de coachs rigoureux, des danseurs et danseuses répètent inlassablement leurs mouvements jusqu’à reproduire à la perfection ce qu’on leur demande d’exprimer. Jusqu’à ce qu’ils incarnent sans hiatus une idée germée dans la tête du créateur du ballet et que celui-ci formule, pour la transmettre, par des croquis, des mots, des gestes à imiter, reproduire. Pour les profanes, c’est la première chose qui fascinera dans ce documentaire: la précision formelle du langage, la codification rigoureuse de la gestuelle à travers une grammaire et un vocabulaire qui ne laissent rien au hasard. Et ils doivent répéter, jusqu’à faire oublier qu’ils dansent. Qu’il s’agisse de créations contemporaines à imposer, ou des classiques du répertoire à propos desquels un important travail de régénérescence doit être accompli en permanence, clefs de voûte du monde de la danse portées par les scintillantes fourmis du corps de ballet. Dans cette gestion magistrale de l’héritage se révèle la profonde dimension institutionnelle d’une telle organisation. Le ballet de l’Opéra de Paris est bien une institution éminente de l’Etat français. Si son organisation concrète tend à le faire oublier pour que de ses entrailles, la danse puisse sembler surgir de l’intangible, le documentaire ne cesse de nous le ramener sous les yeux, mais, on le verra plus loin, sans pour autant porter ombrage à la nécessaire sacralisation. Art, politique, économie travaillent ensemble. On le vérifie en assistant à l’organisation d’événements susceptibles d’obtenir les faveurs de sponsors généreux. Sans l’implication financière de ceux-ci, liée à leur fascination voire leur fantasme à l’égard du corps de ballet, ça ne danserait pas, plus ou autrement. Sans avoir l’air d’y toucher, Wiseman montre tous les aspects de la machinerie, depuis la discussion pour établir un contrat, le choix des danseurs et danseuses les mieux adaptés au projet d’un créateur jusqu’aux salles de travail où les corps dansent en passant par l’entretien d’évaluation, la réunion gestionnaire, la discussion syndicale à propos du plan de pension, l’entretien des locaux. À tous les niveaux, même les plus futiles, l’obsession de tenir son rang transpire, la compétition fait rage entre institutions internationales, danseurs, spectacles.

ballet

Comme dans ses autres réalisations, Frederick Wiseman a le don de se faire oublier, lui et sa caméra, et de capter ainsi les scènes, les processus dans leur plus grand naturel, comme si tout était enregistré « hors caméra » ! Il reste relativement peu de temps sur place mais investit intensément tous les rouages. Il filme beaucoup, accumule des heures et des heures de tournage. Ensuite, tout est dans le regard analytique avec lequel il regarde ces prises de terrain, faisant dialoguer la mémoire de ce qu’il a perçu à l’instant où il filmait et ses perceptions a posteriori face aux images enregistrées. Tout est alors dans la sélection des séquences et leur montage. C’est ce qui donne à son style, apparemment neutre, l’aspect d’une écriture dépouillée, maîtrisée, maniant les images et leur articulation en évitant les surdéterminations. Une sorte de neutralité panoptique qui traverse les apparences et donne au spectateur l’impression de voir les choses comme il ne pourra plus jamais les voir, dans une transparence fascinante mais pas manipulatrice.

Il y a bien une narration dans le documentaire, celle qui suit l’évolution du travail des danseurs, la métamorphose charnelle et spirituelle des idées de départ, maniées au plus près des muscles et tendons, tâche obscure sans apparat, pour s’épanouir dans la munificence du spectacle se déployant sous les ors et la gloire de l’Opéra. De cette manière, on perçoit un peu la vraie dimension temporelle de cette institution, sa finitude, la rentabilisation du travail harassant de tous ces reclus dans leurs ateliers. On respire bien cette distillerie de l’adrénaline, depuis la petite salle d’échauffement faite de balbutiements des gestes, jusqu’à la représentation finale. Ce faisant, Wiseman illustre à merveille la manière dont une langue s’impose et est administrée jusqu’à prendre corps dans plusieurs individus qui la partagent, consistant à faire passer de l’esprit de corps en corps en y apportant chaque fois un peu de sa créativité personnelle. L’institution disciplinaire de la danse est montrée comme pourrait l’être le fonctionnement d’un monastère, d’un pénitencier, d’une école, d’un asile où il s’agit à chaque fois de transformer les corps et les esprits en fonction de buts politiques ou religieux, mais ce regard lucide et clinique offre une lecture édifiante de la «part» de ce merveilleux qui échappe à toute réduction critique.

L’institution est un corps qui par définition calcule énormément, mais à l’intérieur, chaque danseur, dans la création collective à laquelle il participe, produit de l’incalculable que le spectateur recevra en plein cœur. Ce que ces corps parviennent à réaliser, seuls et ensemble, en osmose avec leurs coachs, est proprement magique. Et par le biais de ce documentaire de grande qualité, le caractère magique de la danse se manifestera même aux non initiés, aux ennemis du tutuet des pointes ! La lecture des ouvrages d’Erving Goffman (La mise en scène de la vie quotidienne, Asiles, Rites d’interaction) ou de certains travaux de Michel Foucault (Surveiller et punir) apporte un éclairage intéressant sur la manière dont Frederick Wiseman construit un regard documentaire intelligent et sensible sur la chose qu’il filme.

Pierre Hemptinne

 

selec14

 

 

 

Classé dans