RABBIA (LA)
L'un date de 1962; l'autre, de 1963. Le premier est iranien; le second, italien. Forough Farrokhzad est lue et vue par beaucoup comme la plus grande poétesse persane du XX e siècle; l'aura de cinéaste de Pier Paolo Pasolini ne doit pas faire oublier une œuvre tout aussi impressionnante d'écrivain, de poète, de polémiste… La Maison est noire est le premier – et le dernier – film de Forough Farrokhzad, la poétesse-cinéaste qui allait bientôt mourir dans un accident de voiture; en 1963, La Rabbia n'est que le troisième film de Pasolini. Les deux œuvres chroniquées ici étaient jusqu'hier des films rares, pas vraiment sortis commercialement en salles, et donc uniquement visibles de temps en temps dans les cinémathèques ou les rétrospectives de festivals. Aujourd'hui, leur sortie en DVD leur permet de toucher les rétines, le cœur et le cerveau de nouveaux spectateurs, mais aussi de se faire mutuellement de drôles de clins d'œil poético-cinématographiques. Malgré d'autres différences, les deux films fondent en effet, de manière similaire, leur force évocatrice sur la dialectique d'une voix off dédoublée en deux narrateurs. Deux films qui pour être vus demandent donc aussi d'être écoutés. Et à la question inaugurale de l'essai de Pasolini peut venir répondre la première phrase du court métrage de Farrokhzad : «Pourquoi notre vie est-elle dominée par le mécontentement, l'angoisse, la peur de la guerre et la guerre ?» (PPP). «Ce monde est plein de laideur. Il y en aurait encore davantage si l'homme en détournait les yeux» (FF).
En 1963, Gastone Ferranti, patron de la plus importante firme italienne d'actualités cinématographiques, propose à Pasolini, jeune cinéaste émergeant mais déjà écrivain et polémiste très connu, de répondre par un pur film de montage à la question évoquée ci-dessus. À partir d'images des années 1952 à 1962 - décennie du triomphe de la société de consommation dans le monde capitaliste, décennie de la guerre froide, décennie de l'embrasement des guerres de décolonisation dans le Tiers-Monde - Pasolini monte un film lyrique, à la fois éclaté et cohérent, traversé de rapprochements poétiques aussi osés que fulgurants (la beauté et la guerre, l'implosion de la bombe sexuelle - Marylin - et l'explosion de la bombe - atomique…). Refusant «tout fil chronologique, ni même logique», mais préférant laisser travailler «ses raisons politiques et son sentiment poétique», le cinéaste athée et communiste s'avère aussi sévère, voire plus, quand il applique son esprit critique au grand frère soviétique que quand il se moque gentiment de Jean XXIII et de son «doux et mystérieux sourire de tortue» ou se prend de pitié pour la fraîchement couronnée Elizabeth II d'Angleterre «Douce reine, émouvante épouse bourgeoise. Même timide, avec son complexe d'infériorité et ses bonnes manières qui l'empêchent de se montrer vivante». Ainsi le film s'ouvre-t-il sur les images particulièrement violentes de l'écrasement de l'insurrection de Budapest par les troupes soviétiques en novembre 1956 et par un début de texte qui suinte la déception et l'autocritique : "Noirs souvenirs de Hongrie : le prix du sang pour les crimes de Staline / Noirs soleils de Hongrie : les fautes de Staline sont nos propres fautes". Une honnêteté intellectuelle, une grandeur d'âme qu'on ne retrouvera nullement dans le second volet signé Giovannino Guareschi (satiriste de l'ultra droite et scénariste de la série des Don Camillo) accolé in extremis par Ferranti au film de Pasolini jugé trop gauchisant, pamphlet raciste et réactionnaire dont Pasolini écrira : «Si Eichmann pouvait sortir de sa tombe et faire un film, il ferait un film de ce genre».
Pour revenir dans le champ de l'art, de la finesse et de l'ambiguïté permanente, comme l'explique le critique Hervé Joubert-Laurencin dans un très intéressant complément au DVD, l'idée lumineuse de Pasolini réside dans le choix de débarrasser les images d'archives de leur commentaire lénifiant d'origine («la voix de son maître») et de demander à deux amis proches de se partager la lecture de son texte en faisant se répondre une « voix en prose» (celle du peintre Renato Gutuso, voix de la politique et de l'invective) et une «voix en poésie» (celle de l'écrivain du Jardin des Finzi Contini ou des Lunettes d'or, Giorgio Bassani, voix douce et lyrique). Dans ce balancement entre deux tons et deux approches complémentaires du monde, Pasolini théorise le cinéma en tant qu'écrivain, mais de l'intérieur, par la pratique d'un film en train de se faire, d'une voix off en train d'être enregistrée et de rentrer en vibration avec des images récupérées.
Un an plus tôt, à quelques milliers de kilomètres de là, une jeune femme poétesse de vingt-sept ans tourne en douze jours un court métrage documentaire sur une léproserie en Azerbaïdjan oriental. Dans ce film qui est «à un documentaire ordinaire sur une léproserie ce qu'une eau-forte de Goya est à un croquis réaliste» (A. Bergala), Forough Farrokhzad aura donc été droit au plus 'irregardable' : la lèpre, les lépreux. Tout le court métrage, de la phrase d'ouverture (cf. premier paragraphe de cet article) aux images d'yeux déformés, presque fermés des malades et à notre propre position de spectateur, tourne autour de cette question de l'ouverture ou de la fermeture des yeux sur les réalités noires de notre monde. Et dans ce film comparé aussi souvent à Terre sans pain [Las Hurdes] de Luis Buñuel qu'à Freaks de Tod Browning, la poétesse trouve sa place, une position juste, à égale distance de la pitié, de l'empathie et du dégoût. Et comme Pasolini, un an plus tard, elle donne encore plus d'épaisseur à des images déjà cadrées et montées avec une maestria et un aplomb peu communs par le dédoublement de la voix off : «une voix masculine non identifiée qui décrit la lèpre de manière factuelle et sur un ton dépassionné, non sans implications humanistes; et Farrokhzad qui récite ses propres poèmes et des passages de l'Ancien Testament d'une belle voix funéraire, à mi-chemin entre la prière et la lamentation du blues» (Jonathan Rosenbaum).
(Philippe Delvosalle)