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Pointculture_cms | critique

ABÉCÉDAIRE DE GILLES DELEUZE (L')

publié le

Le sens commun voudrait que les bibliothèques soient désormais

 

Le sens commun voudrait que les bibliothèques soient désormais les lieux de prédilection pour prendre racine dans la pensée de l'auteur (ou coauteur) de L'Anti-Œdipe , de Mille plateaux ou de Critique et clinique , décédé en novembre 1995. Il ne faudrait cependant pas oublier les médiathèques comme terrains d'aventures philosophiques, comme espaces de découverte de quelques précieuses traces laissées par un homme pourtant foncièrement allergique aux médias audiovisuels (à la télévision, surtout). On n'y trouve pas que les maladroites - voire parfois louches - compilations de musiques électroniques en hommage à l'icône défunte, parues en 1996 sur les labels Sub Rosa et… Mille Plateaux (X 305L et X 440E). Même si, dans L'Abécédaire , Deleuze dit «   Écrire c'est propre, parler c'est sale. Parce que parler c'est faire du charme » , c'est désormais à la source, sans filtre déformant ou interprétant, à l'écoute de sa propre parole, qu'une poignée d'enregistrements sonores et visuels nous invitent. Et nous charment.


Les deux dernières sorties en date (un cours sur Leibniz, publié en double CD et l'édition en triple DVD de L'Abécédaire complété pour l'occasion par la conférence « Qu'est-ce que l'acte de création ? ») ont en commun la primauté du contenu sur le contenant, de la pensée sur la technique. Les enregistrements sont ce qu'ils sont : simples, bruts, non-aseptisés, dépourvus de fioritures, en retrait par rapport à l'essentiel : une pensée en train de se faire, de se défaire et de se refaire, de fléchir et de réfléchir, de se donner en partage…

 

Enregistré en 1986, à l'université de Vincennes lors de son légendaire cours hebdomadaire, « Leibniz : âme et damnation » donne à entendre la matière qui, dès 1988, pourrait être lue dans « Le pli : Leibniz et le baroque ». Cherchant à répondre à la question «   Qu'est-ce que ça veut dire, le tissu de l'âme ? » , le professeur Deleuze (cf. « P comme professeur ») évoque une âme qui pour le philosophe allemand de la fin du XVII e siècle ne serait plus une balance neutre pesant le bien et le mal mais un tissu, «   un fourmillement de petites inclinations qui la plient dans tous les sens   », «   mille petits ressorts qui font et défont les plis à chaque instant » . Dans « C comme culture », Deleuze revient par la bande sur cette notion, via son étonnement ravi lorsqu'il reçut, après l'édition de son essai sur Leibniz, deux courriers de lecteurs exprimant à leur manière un inattendu « le pli, c'est nous ! » émanant de l'Association des plieurs de papier (des origamistes) et des surfeurs ( « Nous ne cessons de nous insinuer dans les plis mouvants de la nature   » ). Un bel exemple du credo selon lequel «   Rester dans la philosophie, c'est aussi en sortir mais, en sortir par la philosophie ».

 

Pour faire comprendre le dilemme de l'acte libre, Deleuze tire des « Nouveaux essais sur l'entendement humain » de Leibniz, un exemple très simple, très concret : « Vais-je aller travailler ou vais-je aller à la taverne ? » . Un choix qui n'est en aucun cas neutre ou abstrait, mais s'opère entre deux ensembles perceptivo-déclinatoires : le son de la plume sur le papier, la qualité du silence, d'un côté; le chant des verres, la conversation des amis, de l'autre. En début d'abécédaire (« B comme boisson »), Deleuze revient sur ce lien ambigu (souvent conflictuel, parfois complice) entre boisson et travail.

 

Toujours en compagnie de Leibniz, à partir de la notion de l'acte libre (un acte qui remplit l'amplitude de l'âme à un moment donné ; un acte en train de se faire, toujours au présent), Deleuze aborde avec délectation la question de la damnation. «   Qu'est-ce qu'un damné ? (…) Les damnés sont aussi libres que les bienheureux » et de là, via un magnifique texte de Quevedo, la conception baroque de la mort : «   Ce que vous appelez mourir c'est achever de vivre, ce que vous appelez naître c'est commencer à mourir, ce que vous appelez vivre c'est mourir en vivant ».

 

Un pensée lucide qui – s'il y avait le moindre doute – n'a pourtant rien de mortifère. Une pensée vive, singulière, souvent drôle, convoquant outre le surf et les origamis, Benny Hill et Minelli, Proust et les poux… ou provoquant le rire de son auditoire par un cinglant «   il vaut mieux se faire injurier par Wittgenstein que brûler vif au XVIII e  » .

 

(Philippe Delvosalle, Dép. Fiction Documentaire)

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