LOVETOYS
Lorsque le premier opus de Playboy’s Bend, le bien nommé Lovetoys, est sorti en mai 2009, personne ne s’attendait vraiment à cela : Xavier Gazon avait alors plusieurs années d’expérience dans les milieux electro underground, mais ce premier album et les nombreux concerts qui en découlèrent permirent au grand public de découvrir le petit monde ultra fermé du circuit bending sous forme de pop synthétique fraîche et entêtante…
Art du court-circuitage et du détournement de machines dans lequel notre play-boy est passé maître, le circuit bending reste un outil privilégié des musiques plus expérimentales, comme la noise ou les musiques bruitistes. Or, Lovetoys frappe par sa spontanéité, sa joie de vivre contagieuse et ses charmants vers à oreilles!
Entièrement composé à base de petits claviers, de vieilles boîtes à rythmes et de jouets made in China, Lovetoys est porté d’un bout à l’autre par des compositions et des arrangements ludiques, de la valse d’ouverture (« Lolita ») à la berceuse finale (« Off »), en passant par des mélodies electro pop sautillantes (le single « Popkid 2000 », « My Starguitar ») et des rengaines furieusement eighties (« Le bal des Dandys », « Random for real »), une référence que ne nie pas Xavier Gazon et qui permet à sa musique, pourtant extrêmement sophistiquée sur le plan technique, de rester étonnamment accessible.
Faux play-boy, dandy à ses heures et véritable gentleman, cet étonnant créateur n’a pas fini de faire parler de lui. Rencontre avec un insatiable curieux en attendant la sortie imminente de son deuxième album…
Catherine Thieron: Tout d’abord, peux-tu expliquer en quelques mots ce qu’est le circuit bending ?
Xavier Gazon: C’est l’art de court-circuiter des jouets, des petits claviers, des boîtes à rythmes et de déformer leurs circuits de base pour donner des sons que les ingénieurs – qui veulent des sons très stables – n’avaient pas prévus. Je provoque des accidents « contrôlés » et je découpe, je recolle, j’essaie de voir ce qu’il y a de beau là-dedans, car ça crée des choses assez magiques. J’aime bien l’idée de récupérer de vieilles technologies et de les modifier avec les moyens actuels pour leur donner une nouvelle vie et un son contemporain. Dans Playboy’s Bend, il y a à la fois un son des années 80 et un son des années 2010, car je n’ai pas envie de nier l’époque dans laquelle je suis. En même temps, je n’aime pas la course à la technologie qui est fréquente dans les studios et selon laquelle il te faut le dernier truc high-tech pour pouvoir être créatif. Faire de la musique avec des jouets que je récupère à un euro, ça remet aussi en question le rapport entre la technologie et la créativité.
CTh: Il y a effectivement des similitudes avec les sonorités eighties… Y avait-il une volonté d’aller dans cette direction ?
XG: Je me suis intéressé à toutes les musiques électroniques, du bruitisme à la pop en passant par la musique concrète, mais les sonorités des petits synthés Casio sont typiques des années 80. Comme je voulais faire une musique festive et dansante tout en gardant un côté expérimental, les années 80 étaient une bonne référence, sauf peut-être pour les textes que je trouve très noirs et pessimistes. Alors plutôt que de faire une musique déprimée, j’ai eu envie de faire quelque chose de non moraliste, de léger et de contemplatif…
CTh: D’ailleurs, la première chose qui frappe à l’écoute de ta musique est son accessibilité malgré une façon de travailler que l’on peut qualifier d’expérimentale. Était-ce un choix ?
XG: Il y a deux choses : la première, c’est que j’ai fait beaucoup de musique expérimentale et underground dans le milieu électronique par le passé et que j’ai souvent été frustré de ne pas toujours arriver à communiquer la musique à un public plus large. Ensuite, quand j’ai commencé le circuit bending, je trouvais que c’était un outil peut-être trop facile pour faire du noise. J’ai alors voulu passer à quelque chose de pop avec un outil qui n’est pas prévu pour ça, traverser cette frontière, simplifier les musiques et arriver à quelque chose de plus direct en mettant l’accent sur l’émotion.
CTh: … une idée que les singles précurseurs de ton album à venir prolongent, avec des textes en français.
XG: Oui, même si j’ai chanté en anglais, je privilégie maintenant la langue française parce que c’est la mienne et qu’il ne faut pas nier ses racines. Je trouve que trop de groupes se focalisent sur l’Angleterre ou les États-Unis, alors qu’il n’y a pas de honte à faire du français. Je ne fais pas de morale et ne veux pas émettre de jugement : il y a différents degrés de lecture – il y a de l’humour et un côté naïf et enfantin que j’avais envie de retrouver. Sur le single « Globetrotter », par exemple, je me suis imaginé être un enfant : j’avais un jouet qui s’appelle « Globetrotter » sur lequel je voyais l’Asie, les kangourous, etc. Je me suis rappelé que, quand j’étais gosse, je ne connaissais rien du monde à part mon jardin et la cour de récréation. Je m’imaginais le monde comme un truc magnifique, avec tous ses grands clichés. J’ai donc écrit un texte là-dessus, sans aucune prétention poétique. J’ai juste fait attention à ce que le phrasé entre dans la musique.
CTh: Et pourquoi « Playboy’s Bend » ?
XG: Parce que j’aime bien le côté dandy un peu décalé, à la Baudelaire, et je trouvais que Playboy’s Bend sonnait bien pour le côté «play-boy», le garçon qui joue, car ma musique a toujours un rapport au jeu. Même sur scène, pour moi, c’est un jeu : quand j’y suis, je joue autant avec le public qu’avec moi-même. Je crois que la vie est un jeu qu’il faudrait prendre un peu plus à la légère, même si c’est parfois tragique… Quant à « Bend », c’est pour le jeu de mots sur « boys band » en même temps qu’un clin d’œil au circuit bending. La traduction littérale pourrait être « le pli du play-boy », et ça collait bien, car avec ce projet, je passais de l’autre côté en faisant quelque chose d’un peu plus mainstream après des années dans l’underground. J’avais envie de sortir de ça, et peu de gens ont passé le cap. Je suis content d’avoir réussi à prendre mon courage à deux mains et à affronter des choses que j’ai peut-être critiquées par le passé. C’est bien de pouvoir changer et de se remettre en question.
CTh: En parlant de changement, tu es assez friand de collaborations et de rencontres puisque tu animes des ateliers de circuit bending et de musiques électroniques. Qu’est-ce que ça t’apporte en tant qu’artiste ?
XG: Disons que c’est drôle de jouer tout seul, mais c’est bien aussi de jouer avec des autres, et les collaborations créent toujours des choses qu’on ne pourrait pas faire tout seul, car chacun est un miroir de l’autre. On s’enrichit toujours, même quand on transmet, et c’est intéressant de découvrir le monde de l’autre, de l’écouter et de faire en sorte qu’il ait sa place. C’est donc aussi un travail de tolérance qui, en même temps, amène des surprises. J’aime bien le côté aléatoire de la vie, lâcher le contrôle. D’ailleurs, quand je fais un morceau qui me plaît, je ne sais jamais comment je l’ai fait, je n’aurais même jamais su le penser ! Il y a un côté contemplatif : je peux rester émerveillé parce qu’avec les jouets, il est impossible de faire deux concerts identiques, et je pense que les choses les plus belles que j’ai faites en musique sont nées d’accidents. C’est par la suite que je reprends le contrôle de la chose, que je me l’approprie, que je la digère et que je la rééjecte, mais j’adore m’étonner moi-même en faisant un son, une mélodie et me dire « C’est beau, ça ! ». Pour moi, on est mort à partir du moment où l’on ne s’émerveille plus, et la menace de la résignation est toujours là. Je crois qu’il faut toujours être curieux et trouver le temps de s’arrêter pour regarder parce que la raison a des limites et que l’infini est dans les choses qui nous échappent. C’est là qu’on voit les choses belles. Ceci dit, quand j’ai fait un morceau, j’ai l’impression qu’il ne m’appartient plus : j’en suis fier si je l’aime bien, mais j’en deviens spectateur. Comme un enfant, même si c’est le mien, il a sa propre vie; c’est important de le respecter. Et je me réjouis de sortir le deuxième «bébé» qui marque une nouvelle étape dans ma vie parce que la musique, c’est mon journal intime : quand j’écoute toutes les musiques que j’ai faites depuis des années, je me remets dans le contexte et dans ma façon de penser de l’époque. Ce sont mes madeleines de Proust, comme c’est le cas pour beaucoup de musiciens, et pour les gens en général : les musiques évoquent souvent quelque chose…
CTh: À l’écoute de tes derniers singles, peut-on dire que tu es heureux ?
XG: Oui, je suis très heureux de ce qui se passe avec mes projets musicaux. Je suis très content d’avoir été invité partout dans le monde et que plein de gens de tous styles, de tous âges m’aient envoyé des mails, félicité, applaudi… Je suis déjà très heureux de ça.
CTh: C’est vrai que tu as beaucoup voyagé avec Playboy’s Bend – New York, Berlin, Barcelone…
XG: … en Suisse, à São Paulo, je vais peut-être aller en Chine, j’aimerais bien aller au Japon, même si ça me semble compromis… J’adore voyager ! Je suis un casanier voyageur, c’est-à-dire que je suis très cocooning, et en même temps, je me sens très bien quand je voyage parce que c’est important pour mieux comprendre l’endroit où je vis. Je ne fantasme pas du tout sur des cultures étrangères soi-disant plus intelligentes : je trouve que tout se complète. Ce qui est vraiment super avec ce projet-là, quand je le compare aux milieux plus élitistes dans lesquels j’évoluais avant et où tout le monde se connaît, c’est que Playboy’s Bend a joué dans des festivals d’arts de la rue comme le Chassepierre, mais aussi à Dour, dans un festival d’arts du recyclage à Barcelone, dans des écoles devant des gosses, au 15 Août à Liège devant la confrérie de Tchantchès, et j’ai croisé des personnes de 70 ans qui aiment bien! Pour moi, c’est génial de voir qu’à chaque fois, ça marche à différents niveaux, que les gens sont intéressés et intrigués, malgré des sonorités très spéciales par moments. C’est une chance en tant qu’artiste de pouvoir faire ça.
CTh: Ton côté ludique et dandy sur scène n’y est sans doute pas pour rien…
XG: Tout à fait : Playboy’s Bend est une sorte de personnage. Je ne suis pas toute la journée en train de draguer des filles et de me promener en costard-cravate, mais il y a peut-être une part de moi là-dedans dont j’avais envie de rire. Quand on fait de la scène, je trouve qu’il faut pouvoir se caricaturer, c’est une façon de se protéger, car ce n’est jamais qu’une image : on ne peut pas dire qu’on connaît un artiste rien qu’en l’ayant vu en concert. Avec ce projet-ci, j’avais envie de faire quelque chose de global, avec une image, des textes, de la musique, bien sûr, et un jeu sur l’ambiguïté : j’aime bien le côté un peu macho, un peu sérieux et froid du personnage au premier abord, et juste quand on se dit qu’il se la pète, on voit qu’il a une petite guitare en plastique entre les mains.
CTh: D’ailleurs, vous êtes deux à vous la péter sur scène, puisque tu es accompagné par Caroline Dehareng.
XG: Oui, elle est dans le groupe depuis un an. Elle a un côté Betty Boop, un peu femme fatale et en même temps enfantin et Lolita qui est rigolo. Je crois que les gens aiment bien, et s’il y a des imbéciles qui croient qu’on est prétentieux, ils pensent ce qu’ils veulent…
Ce qui est génial par rapport à la musique informatique (parce qu’on parlait de musique électronique, mais ça fait 10 ans qu’on fait de la musique informatique), c’est qu’ici, je retrouve un côté ludique où je touche, où j’ai des couleurs, où chaque jouet peut me faire une chorégraphie et une mise en scène, contrairement à un écran d’ordinateur et une souris qui sont de simples outils. Je trouve aberrants les mecs qui font des concerts derrière un écran, ça ne sert à rien : ils tournent des boutons et font comme s’ils faisaient des trucs hyper sérieux, mais tout est contrôlé… Même si je n’ai pas la prétention d’inventer quelque chose, je crois qu’il y a dans mon univers quelque chose d’original. Je me suis réveillé un matin en me demandant pourquoi ne pas me lancer dans ce projet, et malgré les difficultés techniques (parce que c’est compliqué, l’air de rien, et que les jouets «made in China» ne sont pas faits pour donner des concerts devant des milliers de personnes), j’ai beaucoup travaillé pour finalement pouvoir monter sur scène en costard !
CTh: Deux mots sur le projet 9 mars avec lequel tu as raflé plusieurs prix au dernier concours Musique à la française ?
XG: 9 mars est une nouvelle collaboration lancée un peu par hasard dans l’atelier de peinture de Vincent Solheid. On a écrit des morceaux très vite, et au bout de deux ans et demi, en se voyant ponctuellement et sans se donner de délais, on a eu une dizaine de morceaux. J’ai retravaillé les instrumentaux, et ça s’est structuré pour faire quelque chose de concret, avec costumes de scène et tout : Vincent a un habit de cycliste des années 50, et moi, j’ai trouvé une veste de l’ex-Allemagne de l’Est avec une chemise hawaïenne et une médaille du mérite de la Chapelle de Banneux… On ne s’est pas posé de questions : c’est venu comme ça, et voilà. Musicalement, j’ai voulu poursuivre l’idée de bruitisme et de jouets, sans pour autant aller dans la même direction qu’avec Playboy’s Bend parce que ça n’aurait pas eu d’intérêt. J’ai donc pris des jouets plus acoustiques, mon thérémine, quelques circuit bending, et j’ai envie de construire des petits instruments. Ce projet a aussi un côté plus théâtral vu que les textes sont un peu plus tragiques que dans Playboy’s Bend.
CTh: … d’autant plus qu’en tant qu’artiste-plasticien, Vincent doit avoir une autre approche de la musique…
XG: Oui, mais on a beaucoup de points communs, et pas que la date de naissance! Nous sommes deux contemplatifs, même si on ne travaille pas exactement de la même manière. De temps en temps, il fait une remarque ou l’autre sur la musique et je l’écoute au maximum, tout comme je lui fais des remarques sur sa façon de chanter ou ses textes, quand ça ne me correspond pas du tout, ce qui nous permet d’avoir une autre vision des choses. Et tous les deux, on aime regarder les choses, agir sur elles et essayer de transmettre ce qu’on a trouvé beau. Je crois que c’est le principe de l’art : tout artiste à un moment donné essaie de montrer certaines beautés pour rendre les gens plus heureux. Parce que si tout le monde était heureux, l’art n’existerait pas à mon avis. C’est aussi pour ça que c’est là. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la musique n’est pas essentielle, mais en même temps, elle est indispensable…
CTh: Un mot de la fin ?
XG: Soyez à l’écoute de tout, du son et des autres. C’est beau, ça, non ?
Catherine Thieron