THIRD
Third s’ouvre sur des paroles en brésilien et une longue intro de deux minutes trente. Une intro incroyable, façon film de gangsters des années 70, avec un son crasseux comme les rues foulées jadis par Carter et les autres. Enfin, la voix torturée et limpide de Beth Gibbons calme la frénésie de cette section rythmique et de ces cordes qui reprennent pourtant le dessus au bout de quelques phrases. Quelques fausses notes assumées marquent le grand retour de Portishead, après dix années d'absence. Ce Silence se referme aussi abruptement qu'il s'était installé. Paf, comme un pic à glace !
Place aux langueurs délicieuses auxquelles le trio nous avait habitués depuis Dummy, premier album étonnant de maîtrise paru il y a quatorze ans. Des airs délicieusement langoureux qui, s'ils sentent toujours le Weltschmerz, ont néanmoins gagné en maturité, notamment au niveau des textes et des arrangements. On sent Beth Gibbons plus impliquée dans la composition, et elle dépasse ici son statut de chanteuse-lyriciste.
Après une brève incursion dans l'aventure en solo – on se souvient de son album Out of Season en 2002 avec Rustin Man –, elle a su retrouver ses compagnons de route, Geoff Barrow et Adrian Utley, avec une énergie qui manquait peut-être aux albums Dummy (1994) et Portishead (1997).
Car, si après la bombe Silence, Third s'assagit, c'est pour mieux exploser à nouveau par la suite : après trois titres doux et tristes comme des larmes qui libèrent, Plastic prépare le terrain à des expérimentations électroniques qui s'installent dans toute leur splendeur avec les rythmiques hypnotiques de We carry on et, plus loin, le bien nommé Machine Gun.
On notera aussi quelques tubes en puissance (Magic Doors, son refrain entêtant et ses trois minutes trente très radiophoniques) et l'omniprésence de la guitare d'Adrian Utley, dont les interventions discrètes mais efficaces font merveille, parfois même comme seule accompagnatrice de la voix (le très country Deep Water).
Toujours aussi mélancolique, mais un brin plus audacieux que ses prédécesseurs, Third valait cette longue attente. Dommage seulement qu'il nous arrive avec le printemps et ses journées ensoleillées.
Enfin soit : je me ferai un plaisir de le ressortir à l'automne, quand Dystopia des Midnight Juggernauts aura quitté ma platine (déjà mon album de l'été !).
À moins que l'été ne soit pourri...
Catherine Thieron
L'idéal serait de parvenir à séparer les choses, mieux, à les abstraire. D'un disque, isoler le son, le détacher de son contexte, n'écouter que lui et ignorer tout ce qui, photographies, récits, commentaires, distrait sournoisement l'oreille. D'une certaine manière, Portishead semble incliner vers ce retrait volontaire, mais c'est oublier qu'un des effets pervers de la discrétion est d'attiser la curiosité. Sans chercher à la dépasser, il ne fait aucun doute de l'ambiguïté leur convient, réfractée par le prisme de la voix insaisissable d’une chanteuse introvertie, dont l’évidente réticence existentielle imprègne la moindre inflexion. Sobrement intitulé Third, ce troisième album est largement commenté en termes comparatifs: moins torturé, plus ouvert sur le monde, moins maniéré… Involontaire ironie des médias qui ne manquent jamais d’accréditer cet axiome inconscient: les qualités d’hier sont les défauts d’aujourd’hui. En retour, la mise en exergue d’un chiffre en guise de titre, et, pour unique graphisme, un P massif sur la jaquette, annoncent l’indifférence du groupe quant à la réception de leur album, un refus de décoration, d’agrément, de supplément visuel facilitant l’accès à la musique. Comme leur concert, absolument dénué de mise en scène et d’attraits conceptuels, le disque ne propose pas autre chose que la musique.
Pour simplifier, on pourrait presque opposer la voix et l'accompagnement sonore. Un chant sensible, une errance farouche entre litanie soprano et notes gutturales; des sons métalliques, des rythmes angoissants. En réalité, il s'agit d'un antagonisme de surface, dont la voix ressort plus dure encore, grinçante, portant des paroles dont la cruauté est à peine adoucie par le désespoir.
Small, tasteless, and forgot / Mesquin, insipide et insignifiant
Hoping to see, blinded like me / Espérant une révélation, aveuglé comme moi
You tried to understand, but you're just a man / Essayant de comprendre, mais tu n'es qu'un homme
Open to scorn just like me / Méprisable comme moi (Small)
ou encore
I am alive when I sleep / Je me sens vivre quand je dors
Why am I not in all that I got ? / Pourquoi ne puis-je vivre dans ce que je possède ?
I can't find no one to blame / À qui le reprocher ?
Stand, stand, damned one / Lève-toi, lève-toi, damnée (Threads)
Et justement, ce dernier morceau, Threads, s'achève sur un son rauque, une sirène d’alerte, qui sans réellement s’éteindre, traîne en remorque un sentiment de détresse nocturne, dont la cause n’est évidemment pas nommée. La plupart des autres chansons s'interrompent brutalement, sans conclusion, si ce n'est une désertion également prématurée de la voix. Triste, elle n'en déjoue pas moins toute tentative d'empathie, appelle parfois pour violemment rejeter, et semble même à peine tenir compte de son environnement sonore, contraint de s'adapter à elle. Un solipsisme radical ouvertement annoncé par le rythme insensé d’une mitraillette dans Machine Gun :
I saw a saviour / J'ai vu un sauveur
a saviour come my way / un sauveur s'avancer vers moi
I thought I’d see it / J'ai cru l'apercevoir
at the cold light of day / dans la froide lumière du jour
but now I realise that I’m / mais je me rends compte que je n'existe
Only for me / que pour moi-même
if only I could see / si seulement je pouvais voir
You turn myself to me / Tu me tournes vers moi
and recognise the poison in my heart / et reconnaître le poison dans mon cœur
there is no other place / nulle part ailleurs
no one else I face / personne d'autre que moi
remedy, we’ll agree, is how I feel / le remède, admettons, est ce que je ressens
here in my reflecting / dans ma propre conscience
Le chant se fait moins théâtral, abandonne le jeu des personnalités multiples tout en conservant sa richesse expressive. Parallèlement, le son a perdu quelques strates, les samples d'orchestre, les effets de réverbération… Moins sophistiquée, peut-être, mais toujours radicalement exclusive, elle suscite des émotions qu’elle relègue à sa périphérie. Conçue sans ouvertures, sans lumière, c'est une musique refermée sur elle-même, et la lecture qui se fait d'elle ne l'engage nullement.
Catherine De Poortere
Se méfier d’une écoute au casque ! D’un premier constat établi à la hâte d’une approche liminaire coupée du reste du monde et débouchant in fine sur un accessit « mouais » sans conviction, a succédé, après un inopiné et salvateur détour par cette bonne vieille platine CD qui trône dans le salon, une reddition complète de votre serviteur. Pas certain que mes voisins se joignent après coup à ce concert de louanges, mais « Third » est, sans conteste, un fichu bon disque !
Il y avait une évidente part de mauvaise foi dans le décompte de mes appréhensions à l’annonce du retour effectif de l’une des formations emblématiques de la décennie passée. À la peur légitime d’un disque greffon qui viendrait tant bien que mal s’ajuster à une année 2008, cautionné de ses seules vertus « nineties », paré d’une encombrante aura d’invincibilité (deux plaques intouchables), et relancer la machine à nostalgie par redémarrage inopiné de la molle dynamo trip hop, s’ajoutent les exemples bien trop nombreux de groupes « de légende » (à prendre avec les réserves d’usage) entrés en soins palliatifs prolongés par peur du vide ou pour de basses raisons pécuniaires… Si certains se contentent d’engranger leurs dividendes via la scène (Pixies, Sex Pistols…), d’autres (la plupart) ne cessent d’encourager la surabondance de l’offre discographique via des disques qui ne s’apparentent qu’à de simples, mais rémunérateurs, logos. Sans compter cette espèce d’égocentrisme candide mâtiné de propensions à l’excellence qui voudrait préserver les formations et artistes « à longues traînes » (pour lesquels il y a un avant et un après) « d’un coup de trop » ! Même contre eux-mêmes, leur droit légitime à l’erreur et le sens de l’histoire qui adore conspuer ce qui avait été patiemment édifié.
Et grâce soit rendue à l’assemblage hi-fi hétéroclite sanctionné de ses réglages particuliers accentuant certaines fréquences du spectre sonore qui, au quotidien, me permet d’étancher une part de mon inextinguible boulimie musicale et m’a inopinément offert le sas d’accès à « Third ».
Si tous les grands disques disent quelque chose d’essentiel de leur époque sans en être nécessairement le reflet, ce troisième Portishead aurait pu s’intituler « Dirt » (la saleté, la crasse). On ne parle pas de ces scories qui sont l’indice d’un travail bâclé ou d’un manque de moyens, mais de ce grain, rêche et poussiéreux dans le traitement du son qui grève l’auditeur à un impératif immédiat: « tu seras incapable de t’adonner à quelconque autre activité quand tu écouteras ce disque ! » semble admonester une petite voix subliminale (mais non satanique…).
Inouï et quelque part rassurant qu’un album à audience potentiellement large (pour ne pas dire grand public) puisse sonner de la sorte en 2008 et intriguer autant par sa résonance. Aussi bien vers l’intérieur où « Third » se propage telle l’ombre portée sur un processus d’introspection mû par l’énergie de sa propre spirale interrogative, que cheminant vaille que vaille en quête d’un obscur et toujours différé dessein, peut-être pas synonyme d’un « aller mieux » par ailleurs. De l’extérieur, ce n’est pas plus rassurant. C’en est quasi fini de ces volumineux matelas de basses, rudes à la réception, mais réconfortants à la longue, hérités d’un hip-hop qui n’osait pas dire son nom (et puis le trip hop, c’est quoi à part du rap adapté aux classes moyennes pour mater des films compliqués ou qui filent la chair de poule?), place à une orchestration qui remet les sonorités organiques au centre des enjeux. Des incises industrielles en nombre (« Silence », « Machine Gun »), des guitares en laine de verre qui éraflent de leurs grilles d’accords empruntées aux grandes heures d’un psychédélisme froid comme la pierre (« Nylon Smile ») et d’un post-punk assassin (« Threads ») et des basses qui, dans un contexte autre, seraient taxées de « sabbathiennes » (« We Carry On »)… Une lourdeur qu’accompagnent des claviers éduqués à la germanique (tendance Can et Neu!), mais mal tournés à l’anglaise façon (Deep) Purple (« Small »). Quand une vague réminiscence trip hop du passé remonte à la surface, ça craquelle tellement de partout qu’on croit presque à une mauvaise blague et si l’on feint de participer un instant à un gospel (« Deep Water »), l’un des partenaires de l’échange n’est probablement plus qu’un agglomérat de pixels froids. Sans même parler de cordes réduites à égayer un décor de ruines et de chaos. « Jouez ! Jouez ! », c’est l’orchestre du Titanic, déjà immergé jusqu’au torse, qui vous égrène une ultime sérénade…
Il faudra un jour débattre sur les obscures raisons qui ont (ra)mené maintes formations emblématiques de la démocratisation des musiques électroniques à ressortir les guitares et à convoquer les éclats d’une adolescence marquée au fer rougeoyant du rock. Peut-être que dans un environnement qui se machinise de plus en plus et une trame de fond qui se distingue de moins en moins de son rendu digitalisé, fallait-il une réaction forte qui mobilise des affects qui secouent les corps et les âmes de haut en bas et de part en part? Il y a dix ans sortait le glacial et monolithique « Mezzanine » de Massive Attack et qui allait à lui seul retarder le réchauffement climatique de quelques mois. Pile dix ans plus tard « Third » promet lui aussi quelques sombres saisons de plafond bas et de bise mordante… Mais il n’y a pas maldonne à l’horizon, le Portishead de 2008 est toujours aussi rivé à son époque, il suffit de mesurer avec quel brio les Anglais renvoient Goldfrapp et Boards Of Canada dos à dos après les avoir entrelacés le temps d’un tourneboulant « The Rip ».
Et si jusque-là on n’a rien dit de Beth Gibbons dont la voix a encore gagné quelques graduations sur l’échelle de l’émotion contenue et du panache, l’inquiétude y demeure splendidement majestueuse et fabuleusement intrigante comme un mystère à jamais insondable, mais son centre de gravité paraît s’être déplacé, ‘déterritorialisé’ vers un ailleurs indéfini, sans localisation précise. Ce n’est plus le chant d’une sirène condamnée à ne jamais regagner les profondeurs océaniques mais celui d’un ange qui exprime, par une ode céleste, son dépit de ne retrouver la clé du Paradis.
Pas pressé d’attendre encore dix années avant un prochain album du même acabit, je me (re)mets à suspecter pour 2008 une suite à l’arlésienne du « Loveless » de My Bloody Valentine sorti en… 1991!
Yannick Hustache