MOVING FRONTIER
Passager clandestin de la pop anglaise, Pram offre depuis 15 ans une des plus ravissantes et singulières concoctions musicales, ignorant allègrement les cloisons entre les genres et cela à travers une dizaine d’albums parus principalement sur les labels londoniens Too Pure et Domino. Orchestre libellule, ULM sur lequel n’adhère aucune étiquette tant son style est original, Pram construit son utopie sur l’harmonieuse fusion entre orchestrations instrumentales, sampling et chant. Sans être expérimentale, la musique de Pram élargit le champ du possible et propose un autre monde viable en pop. Pram est un groupe qui puise son énergie musicale douce, parfois ombrageuse, dans le rêve et la puissance d’imagination de l’inconscient, mais aussi dans la lucide perception de notre monde. Pram n’est pas un paradis artificiel, c’est un mélange de spiritualité, de candeur et d’inquiétude, le désir musical d’un monde meilleur. Ce n’est pas non plus un groupe d’improvisation, les compositions sont subtilement construites et orchestrées. Les étapes de la production et du mixage sont déterminantes, le groupe peaufine ses bandes avec un sens du détail hors du commun. La musique de Pram est une horlogerie fine qui joue sur bien des illusions, elle semble parfois toute simple, mais résulte d’un équilibrage très minutieux. Chaque disque est illuminé par le chant féminin poétique et translucide de la claviériste Rosie Cuckston. Les cinq autres musiciens gomment habilement les frontières entre les genres et les techniques, formulant, dans un mélange de gravité et d’amusement, une espèce d’exotisme imaginaire, candide et visionnaire, une inconcevable fantaisie fantomatique, élégante comme un funambule au bord du drame.
La beauté musicale de Pram est aussi accessible qu’inexplicable. Un groupe aussi décalé entre légèreté et gravité, ne jouant pas directement sur la fibre émotionnelle, échappant à toute lecture immédiate, ne pouvait pas faire les éloges de la presse musicale à paillettes anglaise: Pram est donc resté impopulaire et indémodable, voguant depuis Birmingham, d’une étoile à l’autre sur un frêle multicoque ou dans un spoutnik volé aux Russes vers 1990, à moins que ce ne soit d’une île à l’autre à bord d’un vaisseau propre aux romans de Jules Verne.
En effet « The Moving Frontier », huitième album du groupe, tombe du ciel à l’automne 2007 comme une météorite complètement imprévue et forme déjà dans l’océan des musiques atypiques, une île mystérieuse pour nombre d’observateurs. Chaque plage est une atmosphère irréelle où des sonorités instrumentales concrètes, complices et séduisantes dressent un mirage musical aussi merveilleux qu’inquiétant. Un album en relief et en forme d’auréole luminescente, toute vibrante, parfois éclatante de jazz lunaire où clarinette, trombone, trompette et flûtes accueillent avec infiniment de souplesse un monde de sonorités insolites et affectueuses. Pas de brutalité chez Pram. La tension est bien présente, mais légère. Elle permet au rêve de se prolonger. La voix de Rosie Cuckston possède un charme magnétique, d’autant plus qu’elle est rare sur cet album-ci. L’instrumentation a gagné en force, le spectre sonore s’est élargi, les timbres acoustiques sont exploités en profondeur, les samples évoquent des films disparus. Plus que jamais Pram détourne un certain easy listening pour nous emmener vers des fonds plus troubles. La musique de Pram, même si le charme est immédiat, forme une palette sonore difficile à élucider. Dans cet album, la frontière entre les différentes sources musicales est singulièrement mouvante. Mieux que dans leurs enregistrements passés, les musiciens parviennent à superposer et entrecroiser les sons d’origine instrumentale (vents, thérémine, batterie, basse, guitare, percussions sibyllines, accordéon, instruments jouets conçus par eux…) et ceux en provenance de bandes enregistrées. Quand j’essaie de lire à travers les différentes couches sonores qui forment pourtant un ensemble clair et harmonieux, c’est un peu comme si j’essayais de distinguer un fond marin légèrement mouvant depuis la surface. La réalité change car elle passe à travers un filtre puissant. Dans cet album, il y a la réalité toute simple, à laquelle s’ajoutent quantité d’autres réalités. Si le précédent «Dark Island», paru en 2003, était exemplaire par les textes de Rosie Cuckston et musicalement plus sobre, « The Moving Frontier » est un régal musical car l’esthétique est recherchée à tous les degrés de la musicalité: de l’évidente efficacité des grooves, aux moindres détails sonores. Tout est là, rien n’est dissimulé. C’est le fruit d’un inlassable travail des bandes, car même s’ils recourent comme tout le monde à l’enregistrement digital, les musiciens de Pram privilégient ensuite cette approche analogique et artisanale du son.
La discographie de Pram est comme un puzzle, je pense qu’elle sera d’autant plus appréciable pour l’auditeur s’il fait le détour par quelques étapes cruciales du passé dans l’ordre de son choix:
« The Stars Are So Big, The Earth Is So Small… Stay As You Are » 1993; « Helium » 1994; « Sargasso Sea » 1995; « North Pole Radio Station » 1998; « Dark Island » 2003; « Gash » 1992, réédité en compact disc en 1997 contient toute l’imagination lo-fi, mais aussi les griffes d’un passé plus rock.
Depuis ses premiers pas, Pram fait de la pop (instrumentale, mentale et chantée) comme aucun autre groupe. Un son vite identifiable, rythmique et souple, vif, enfantin et ludique, mais absolument pas puéril. Un petit monde ingénieux qui roule tout seul et s’invente, entre deux romances, des interludes instrumentaux étranges. Un son identifiable surtout grâce à la voix de gingembre de Rosie Cuckston, dont la poésie aux métaphores peu communes, évoque quelques thèmes privilégiés: les possibilités infinies de voyager avec son imagination, la peur de la solitude, la déprime, l’amour épanouissant, la difficulté de passer à l’action.
Pram juxtapose souvent un son de sucre d’orge de science-fiction (glockenspiel, xylophone, thérémine, orgues désuets) ou celui de rivages caraïbes surréalistes, à des arrangements acoustiques d’une fausse simplicité, incorporant une batterie particulièrement originale et sensible, des instruments à vent féeriques, une basse et une guitare plus intelligentes que dans n’importe quelle autre formation. Le charme de Pram, c’est que malgré cette abondante complexité instrumentale, il se présente sous un aspect simple et amusant. Comme un groupe d’enfants qui auraient besoin de s’émerveiller pour échapper à l’angoissante et morose réalité, Pram s’entoure d’instruments jouets, de boîtes à musique, de samples pêchés dans un passé révolu et de tonalités rassurantes venant à point nommé d’un accordéon, une flûte, une marimba, un clavier à bouche, un piano à pouce ou je ne sais quoi d’autre. Mais loin de toute cacophonie, la musique de Pram est infiniment harmonieuse. Je crois que c’est ce qui les caractérise le plus, cette recherche harmonique dans les arrangements, où rien n’élève le ton, aucun instrument ne tente de masquer son voisin, mais où chacun apporte sa petite lumière personnelle permettant à l’ensemble de scintiller.
Pram est né dans la souffrance, mais s’en détourne rapidement. Si «Gash» premier mini-album paru en 1992 est une sorte de rêve brisé, d’entrée fracassante et horrifiée dans le monde décevant des adultes, par son originalité rythmique, il jette les bases d’un projet musical où l’exotisme sera conçu de l’intérieur, revu et magnifié par l’imagination, l’acuité visuelle et la dextérité des musiciens.
Ils élaborent une musique rétro-futuriste, une pop d’anticipation, détenteurs d’une boussole qui les transporte simultanément en divers points de l’espace-temps. Ils récrivent la musique d’un film que chacun pense avoir déjà vu dans le futur. Pram, c’est le Jules Verne de la musique. Île flottante, cité de l’espace, station au pôle nord ou jardin au fond de la mer, chaque album de Pram, loin de se disperser dans sa forme, loin aussi d’un exotisme éculé, tend vers cette harmonie jouissive, cette quête d’un paradis perdu qui englobe souvenirs de cinéma et sonorités alien.
Éléments de base de Pram: la voix aérienne de Rosie Cuckston, une batterie ou rythmique légère hyperactive, des orgues divers et miroitant, le céleste thérémine (ancien instrument électronique aussi appelé étherophone, qui se joue sans contact du corps).
Changeant plusieurs fois de batteurs en cours de route, ils ont préservé et renouvelé sans cesse la vivacité rythmique qui est un trait essentiel de Pram. Tout album de Pram s’ouvre en prenant un élan de percussions pour sauter à pieds joints dans leur vaisseau léger.
Depuis « The Stars Are So Big, The Earth Is So Small », chaque album se déroule comme un rêve animé où l’apesanteur est de rigueur, mais aussi une forme de tension, comme un cœur qui bat amoureusement la chamade. « Helium » lâche encore du lest, claviers et voix se délectant entre mélodies détachées et le jeu serré d’une batterie virevoltante. « Sargasso Sea », plus crépusculaire et langoureux, tente de ranimer le cœur en rade de Rosie, soufflant cuivres chauds et samples insulaires, égrainant tout un chapelet de percussions subtiles. « North Pole Radio Station », plus synthétique, explore les différentes strates d’une muzak poétique qui animerait sans peine un petit bal masqué dans un lieu presque chaleureux sous la banquise.
« Dark Island » sort en 2003, dix ans après l’envol de « The Stars Are So Big, The Earth Is So Small ». J’allais dire des bêtises, fatigué d’avoir écouté du Pram toute la journée sur une minichaîne. Le lendemain matin, les oreilles reposées, cet album m’est apparu dans toute sa délicate splendeur. C’est l’album le plus abouti du groupe, tant pour la musique que pour les paroles pleines de sens. Comment Pram parvient-il encore à m’écarquiller les yeux en approfondissant le même thème, celui du rêve, de l’inconscient, de la frontière entre la vie et la mort, du poids de nos actions sur terre, du choix difficile entre le pouvoir des mots et celui du silence ? Cela tient évidemment à la force poétique de Rosie Cuckston. Quant à la musique, elle délaisse l’agitation, se concentrant sur peu d’instruments: une guitare, une basse et une batterie, un clavier ou une trompette évoquent de somptueuses ambiances cinématographiques, de Sergio Leone à Lynch, du Mexique vers des intrigues plus orientales. Les références ne sont jamais plaquées telles quelles, bien assimilées, elles sont totalement réinterprétées et d’autant plus drôles. Scènes entrecoupées de séquences minimales plus abstraites, sublimes flottements, décors inquiétants, simples mirages ou images mélodieuses et pensées musicales rejoignant les mots.
De « Gash » à « The Moving Frontier », les choses ont vraiment évolué, la croisière complète d’une île musicale à l’autre, c’est le dépaysement total au tarif low cost !
Pierre Charles Offergeld