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Des révoltes qui font date #60

3 Novembre 1994 // Protestation contre la Criminal Justice Bill

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rave, techno, police, Grande-Bretagne, droits civiques, criminal justice bill, autechre

publié le par Benoit Deuxant

En 1994, le gouvernement britannique faisait passer une loi étrange, à la formulation elliptique, interdisant, entre autres, la diffusion en public de musique « constituée d’une série de battements répétitifs ». Le but de cette loi était clair dans le contexte de l’époque mais recouvrait un éventail de mesures plus large. Le groupe Autechre avait à l’époque pris le texte au pied de la lettre et l’avait détourné avec son mini-album Anti EP.

Justice et ordre public

Au milieu des années 1990, la mouvance techno naissante et les rave parties provoquaient la colère des conservateurs britanniques. Ces rassemblements illégaux, attirant des foules parfois conséquentes pour des soirées dansantes « secrètes » annoncées de bouche à oreille, étaient un phénomène répandu à travers toute l’Europe. Ils ont contribué à diffuser la musique électronique, jusque-là marginale, et à fédérer un public alternatif, en dehors des circuits officiels. Organisés à l’écart des regards, pour des raisons évidentes de discrétion (paradoxales, vu le niveau sonore des sound systems utilisés) et de risque d’intervention policière, ils pouvaient se dérouler en milieu urbain, dans des bâtiments industriels désaffectés, ou à la campagne, dans des champs abandonnés ou temporairement annexés.

Si la jeunesse anglaise a rapidement adopté ce mode de fonctionnement, faisant de la rave du vendredi et/ou samedi une nouvelle tradition de sortie, les pouvoirs publics ont vu dans ce mouvement une menace, à plusieurs titres. Une des raisons était la manière dont les choses se mettaient en place, généralement en s’emparant d’un terrain privé (urbain ou rural) en s’y introduisant illégalement. Mais même lorsque les choses avaient été négociées avec les propriétaires, le rassemblement de dizaines, de centaines, voire de milliers de jeunes déterminés à faire la fête, ne plaisait pas aux autorités. L’épouvantail classique de la drogue s’ajoutait aux prétextes sécuritaires pour tenter de mettre un terme définitif à la culture rave. L’époque était à l’ecstasy, et la presse se lançait dans une opération destinée à effrayer les parents au sujet de la manière dont les adolescents occupaient leurs weekends. La réaction du gouvernement a été de faire voter au parlement une série de lois, rassemblées sous le nom de The Criminal Justice and Public Order Act 1994, qui statuaient sur le sujet, mais aussi bien d’autres.

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Si la face visible de ce qu’on appelait en bref la Criminal Justice Bill était cette volonté d’interdire fermement les fêtes illégales, le gouvernement conservateur en a également profité pour glisser dans la même proposition une série d’articles supplémentaires, prohibant d’autres activités. Parmi les nouvelles mesures se trouvaient l’élargissement des pouvoirs de la police : autorisation d’arrestation préventive et de fouille (les « stop and search » pourtant déjà très étendus), limitation du « droit à rester silencieux » en cas d’arrestation, élargissement du droit à des prélèvements physiologiques (prises d’empreintes mais aussi de salive, voire tests sanguins dans les affaires de drogue), etc.

Des lois en tous genres

On a vu à cette même période la naissance des règlements destinés officiellement à combattre les « comportements antisociaux ». Si la lutte contre les incivilités pouvaient sembler une noble intention, dans la pratique cela a donné lieu à des débordements parfois tragi-comiques. Elle prenait la forme de décisions de justice personnalisées, destinées parfois à un seul cas isolé, et pouvait frapper un adulte grossier ou violent, un trafiquant de drogue, un tagueur, un voisin ne tondant pas assez souvent sa pelouse, un enfant trop bruyant, un groupe d’ados qui trainent, etc. Selon les cas, le flou et la subjectivité de la procédure rendaient la démarche potentiellement dangereuse pour la liberté individuelle.

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Un autre élément était la manière dont était abordé le sujet des raves. Elles tombaient sous le coup de deux interdictions particulières. La première concernait l’ « intrusion » (trespassing) mais pouvait dès lors s’appliquer à toute une série d’autres cas : la loi en profitait ainsi pour criminaliser d’un même geste les raves, les squatteurs, les campeurs sauvages, les tziganes, etc. Elle menaçait également des méthodes de contestation très en vogue à l’époque et s’attaquait, par exemple, aux barrages sur les routes des mouvements écologistes (luttant contre les autoroutes, les centrales nucléaires, les gazoducs, etc.) ou aux interventions des activistes anti-chasse à courre. Toutes ces actions de contestation étaient bien sûr déjà illégales auparavant mais étaient frappées ici par un passage de « délit » à « crime », avec des conséquences bien plus importantes pour les militants.

La deuxième interdiction était plus étrange, et soulignait le fossé générationnel et la déconnexion des rédacteurs de la Criminal Justice Bill. Elle définissait comme un méfait la diffusion en large groupe de musique « incluant des sons entièrement ou en partie caractérisés par l’émission d’une succession de battements répétitifs ». On peut reconnaitre que la critique musicale et l’observation des nouvelles musiques est un exercice difficile, mais on admettra que cette formulation, sans jamais donner de définition stylistique plus valide, visait à bannir un genre en particulier, qui aurait pu être plus efficacement appelé « cette musique de sauvage qu’écoutent les jeunes ».

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Le parallèle est tentant avec la période actuelle où les décisions des autorités concernant les conduites à tolérer et celles à interdire en période de pandémie tranchent le débat en considérant comme non-essentiel le secteur culturel presque entier mais en acceptant des situations tout aussi – ou plus – « à risque ». On peut s’entasser dans un centre commercial, dans un train ou un bus, mais pas dans une salle de spectacle. On accepte des mouvements de protestation comme ceux du Théâtre national ou de la place de la Monnaie, mais la police intervient dès que l’événement est accompagné de musique et que les gens, scandaleusement, dansent.

Musique non-répétitive

L’énoncé absurde de la loi de 1994 a donné l’idée à plusieurs artistes de se payer la tête du législateur et des forces de l’ordre, en se lançant dans des exercices complexes. Le groupe Orbital, par exemple, publiera un morceau intitulé « Criminal Justice Bill ? » composé de quatre minutes de silence. Mais l’exemple le plus connu de canular sonore est le mini-album Anti EP d’Autechre. Publié en soutien à l’association de défense des libertés civiques Liberty, le disque de trois titres comportait le morceau « Flutter » prenant au pied de la lettre la définition de la Criminal Justice Bill et la détournant en proposant un morceau électronique quasiment dansant mais constitué de 65 cellules rythmiques différentes se succédant donc, par définition, de manière non répétitive. Fidèle à sa tradition de typographie complexe, le groupe avait fait figurer comme titre de cet Anti EP ses initiales AEP, traduisant l’acronyme par « Agitate Educate Protest ». Poursuivant le sarcasme, était imprimé sur la pochette du disque le conseil aux DJ de se prémunir en toutes circonstances contre le harcèlement policier en se garantissant de la présence d’un avocat et d’un musicologue lors de chaque soirée.

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La Criminal Justice Bill ne déclenchera pas que ces réactions amusées. Plusieurs émeutes éclateront lors de manifestations s’y opposant, dont les participants seront les premiers à faire les frais des nouvelles mesures. Plusieurs commentateurs de l’époque s’accordent à dire qu’il s’agissait d’une dérive autoritaire dangereuse, qui s’adressait directement à des gens en raison de leur style de vie. Cet argument fera sourire les militants d’autres causes, comme celles des droits homosexuels, des mouvements féministes, antiracistes et bien d’autres, habitués à ce genre de pratique. Pour une fois ce n’était pas une minorité qui était mise en cause et visée par un appareil répressif, mais une majorité de la jeunesse de l’époque.

(Benoit Deuxant)

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