Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

PROFILS PAYSANS

publié le

Si cet été vous allez passer quelques jours à la campagne, que vous projetez de rendre visite à vos grands-parents ou cousins éloignés, que vous louez un « si pittoresque » gîte rural, que vous décidez de suivre un sentier de grande randonnée dans les […]



Lacets d'une route de moyenne montagne, Élégie opus 24 de Gabriel Fauré (1). Travelling automnal. « Nous avons rendez-vous dans des petites exploitations agricoles sans histoires. Paysans retraités, célibataires ou couples modestes, ils sont trop souvent oubliés » nous annonce d'une voix clairement émue Raymond Depardon. De son aveu même (dans les scènes commentées du coffret DVD (2), le photographe-cinéaste sexagénaire, fils et frère d'agriculteurs, avoue qu'il est en train de dénouer, par cette trilogie cinématographique (3) comme par le livre La Ferme du Garet (4) un nœud au fond de lui-même : une certaine honte d'avoir quitté l'exploitation agricole et « abandonné » ses parents pour monter à Paris et se consacrer au « métier pas très sérieux » de photographe.

Dans ses origines rurales, Depardon semble puiser le respect et la patience de l'approche (par exemple de novembre à Pâques pour que Louis Brès, quatre-vingt-cinq ans, agriculteur retraité, se laisse photographier une première fois). Dans sa passion pour la photo, il paraît trouver sa méthode, son point de vue, sa forme : c'est des portraits « face caméra » de paysans du sud des États-unis par Walker Evans (5) que vient son choix de cette frontalité quasi immobile de la caméra. « Plus la caméra bouge, moins on écoute » précise sa compagne, preneuse de son et productrice, Claudine Nougaret. Premières rencontres, premières paroles. Premières cuisines. Un des aspects les plus fascinants de Profils paysans réside, en effet, dans l'idée – ou l'évidence – d'aborder la transformation de vastes territoires géographiques et sociologiques (le monde rural, la moyenne montagne, l'Ardèche, la Lozère, la Haute-Loire… ) en partant de ce noyau spatial et familial, de ce micro-espace où cohabitent le privé le plus intime et le public : la cuisine. On y boit le bol de café du matin, le pinard ou le pastis du midi, on y discute, on s'y tait, on s'y fait soigner, on y reçoit les amis et les visiteurs, on y conclut des transactions commerciales… C'est de la cuisine qu'on part à l'étable, au sens propre, par un couloir direct comme dans la ferme de Paul Argaud ou, au sens figuré, par le montage, comme chez Depardon.


Se déployant à son propre rythme – le rythme lent des dernières années d'une forme d'agriculture en train de s'éteindre (« On est un peu comme Amandine et ses fromages de chèvre : pour faire de la qualité, il faut du temps » Claudine Nougaret) – le film nous fait passer de larmes de fous rires à des larmes plus amères. D'un côté, l'hilarant ballet burlesco-économique à rebondissements de la vente d'un veau à un maquignon : des entrées et sorties de « scène » comme dans les meilleurs « slapsticks » ou vaudevilles et un chèque rédigé, proposé, repris, agité, dédaigné… Un comique quand même teinté de tragique précise le cinéaste dans les commentaires de la séquence, quand on sait que la somme de deux mille francs (environ trois cents euros) dont il est question sera la seule recette du trimestre pour ce couple d'agriculteurs âgés. Tristesse aussi quand meurt Louis Brès, principal protagoniste du premier volet. Chagrin de sa voisine et complice restée du côté des vivants et, en contrepoint, cet émouvant enterrement protestant du défunt, hors cimetière, sur les flancs de son champ, en contrebas de sa ferme, à côté de ses parents. Une lumière des premières belles journées de mars, un psaume, deux jeunes pasteurs, trois vieux voisins et amis, attentifs et arc-boutés, des femmes assises sur les murets…


Dans Le Quotidien, Depardon interroge Alain Rouvière sur son célibat et sa solitude sentimentale (« un vrai problème », « le métier est sinistré par le célibat » (6) et clôt ce second volet par une superbe séquence où Marcelle Vrès, veuve de quatre-vingt-cinq ans, déambule devant la ferme qu'elle va bientôt quitter. Croisant une femme sur le sentier qui lui demande « Pourquoi vous me filmez ? », elle répond par une des plus percutantes définitions du cinéma documentaire : « Parce que vous êtes là ! » – grommelant ensuite un « Il n'y a pas assez de monde ici » aussi lourd de sens que discret dans son intensité de voix. On sait que ce monde qu'on voit disparaître, qu'on voit vieillir dans sa solitude (les villages désertés, la litanie des octogénaires et des célibataires dès la présentation des premiers intervenants du film) est le monde d'origine de nos grands-mères, grands-pères, éventuellement arrière-grands-parents, parfois même de nos parents. Un monde qui, jusqu'à ce que l'agro-industrie n'uniformise tout – paysages, biodiversité, coutumes, patois, goûts, recettes, modes de vies - sur son passage, nous a nourris.

PhD

« On n'a pas le droit d'enregistrer ces gens moins bien que quand on enregistre Catherine Deneuve ou Daniel Auteuil »
(Claudine Nougaret, preneuse de son du film)

Lire aussi le portrait de Raymond Depardon brossé par Catherine Mathy.

 

(1) - À écouter : Élégie opus 24 (autres interprètes que la version du film) : DC5343, DF1376, GB7307… ou un autre disque de Gabriel Fauré par Roland Pidoux et Jean-Claude Pennetier, violoncelliste et pianiste du film : DF1389.

(2) - Compléments particulièrement riches et convaincants : scènes commentées par Depardon, passionnante interview de Claudine Nougaret, long métrage Les Années Déclic et court métrage Quoi de neuf au Garet ?.

(3) - Le troisième volet est prévu pour 2008. Les deux premiers volets peuvent tout à fait se voir séparément.

(4) - Raymond Depardon : La Ferme du Garet (Actes Sud, 1997 – réédition 2006). Voir aussi le court métrage Quoi de neuf au Garet ? (2004 – 10') inclus ici.

(5) - À regarder et à lire Walker Evans (Centre national de la photographie – collection Photo poche n°45, 2002) - Walter Evans et James Agee Louons maintenant les grands hommes – Trois familles de métayers en 1936 (Plon – collection Terre humaine, 1972 – réédition 2002).

(6) - À lire : Pierre Bourdieu : Le Bal des célibataires – Crise de la société paysanne en Béarn (Le Seuil - Points Essais, 2002) : « le célibat est un des drames les plus cruels que la société paysanne ait connus au cours des dernières décennies. Il a contribué, plus qu'aucun autre facteur, l'émigration mise à part, au dépérissement et à la disparition des petites entreprises rurales qui étaient au fondement de l'ordre rural d'autrefois » (Pierre Bourdieu).


Classé dans