MUSIQUES ET CHANTS D'ALGERIE: AUX SOURCES DU RAÏ
Grande parmi les grandes, insoumise, militante pour la cause des femmes, instigatrice d’un genre nouveau: le raï, chanteuse au verbe cinglant, Cheikha Remitti n’a jamais plié.
Cette artiste d’exception est décédée il y a un an et demi, à l’âge de 83 ans, quelques mois après la sortie d’un dernier disque (« N’ta Goudami » - MJ4154). Sa vie a eu le souffle et la flamme du vécu de ces grandes aventurières qu’on se plaît tant à raconter.
Tout comme Oum Kalsoum ou Fairuz, mais avec un destin diamétralement opposé, Cheikha Remitti a fait et fait danser, pleurer, rire des générations, a été et est une icône dans son pays et bien au-delà.
Dans le cadre d’une édition consacrée en partie aux femmes à l’occasion du festival « Voix de femmes », il me semblait indispensable de revenir sur un des albums de cette femme qui, par ses actes et ses engagements, est tout à la fois héritière de traditions, créatrice d’un genre musical recomposé à partir de celles-ci: le raï, et inconditionnelle de l’émancipation de la femme.
J’ai choisi l’album édité par l’Institut du Monde Arabe parce qu’il contient la plage intitulée « Charrag, gattaa » qu’on pourrait traduire par : « Déchire, lacère ». Cette chanson fut son premier succès - elle date de 1954 ! – et plante le décor d’une réputation sulfureuse car d’aucuns considérèrent qu’il s’agissait d’une attaque en règle contre le tabou de la virginité.
Ce disque est fait de trois fois rien: deux percussions (derbouka et guellal), une flûte (gasba) et le chant de Cheikha Remitti. En même temps, il s’en dégage une énergie bouillonnante et une personnalité forte. Cette chanteuse assène ses vers comme une psalmodie et les rythmiques, tantôt lancinantes, tantôt sautillantes, tournent et tournent encore. On comprend que les soirées au son de ce raï naissant pouvaient durer fort tard. On imagine aussi, assez facilement d’ailleurs, qu’à ses débuts, le raï devait avoir mauvaise réputation. Tenu en piètre estime par les gens aisés, il est associé aux cabarets, aux bars et aux lieux mal famés. Ce qui n’est pas sans rappeler d’autres genres musicaux aux prémices aux odeurs de souffre : le tango, le rebetiko…
Boudée par l’Algérie officielle, censurée par le FLN, Cheikha Remitti n’en a cure, elle danse et chante l’amour, la liberté, les corps emmêlés, la vie sensuelle, son pays, l’émancipation féminine…
Un peu plus de cinquante ans après ce premier « tube », elle sort son dernier album, déjà évoqué plus haut, et est surnommée « mamie ». Mais la mamie n’a rien perdu de sa lucidité et de son dynamisme; elle nous livre un disque très produit: les percussions traditionnelles (derbouka, bendir, tar) et la flûte se mêlent ainsi aux claviers, basse, batterie…
Je vous propose un petit exercice, nettement plus facile à réaliser technologiquement qu’une machine à remonter dans le temps mais à l’effet aussi décoiffant: écoutez ces deux albums, l’ancien et le nouveau, soit successivement, soit en alternant une plage de l’un et une plage de l’autre. C’est l’histoire du raï, en accéléré, que vous revivez ! [retour]
Isabelle Delaby