REVOLUTIONARY ENSEMBLE (THE)
Je suis toujours impressionné en examinant un peu le pedigree de ce genre de musicien par l’étendue et la diversité de leur bagage. Ils ont tous le statut de compositeur, signe d’une maîtrise globale de toutes les questions touchant à la musique. Ils sont nés en 1946 pour Jérôme Cooper, 1932 pour Leroy Jenkins, 1940 pour Sirone et, à côté des apprentissages formels de plusieurs instruments, ils n’ont cessé d’accompagner les initiatives novatrices. Ils se sont immergés dans la pluralité de tout ce qui surgissait de nouveau. Une discipline qui, forcément, stimule l’apprentissage de techniques, l’habitude du questionnement et favorise la plasticité créatrice. Ils ont de plus circulé entre des écoles différentes, joué avec les anciens comme avec l’avant-garde, les formes savantes comme le rhythm’n’blues…
Les trois du Revolutionary Ensemble ont accompagné, chacun dans leur parcours individuel, les plus grands noms du free-jazz: Albert Ayler, John Coltrane, Ornette Coleman, Sam Rivers, Dewey Redman, Cecil Taylor et puis, convergence essentielle, Anthony Braxton. C’est un peu dans le même mouvement libératoire qui donna naissance à l’AACM et au Creative Construction Company of Chicago que Leroy Jenkins et Sirone créent en 1970 le Revolutionary Ensemble. L’album présenté ici est un enregistrement live de 1977, réalisé en Europe. Le temps a passé, évidemment, mais je me souviens que la première fois où j’ai écouté un enregistrement de Leroy Jenkins (il y a aussi bien longtemps et c’était sur les conseils d’un médiathécaire), l’impression était nette et franche: je n’avais jamais entendu un violon s’exprimer ainsi et surtout pas dans le jazz. C’était peut-être même la première fois qu’un violon me semblait aussi pertinent, adéquat dans une musique de jazz. La rencontre entre, d’une part, une étude poussée de l’instrument débouchant sur l’exercice d’enseigner les cordes et, d’autre part, une exploration minutieuse et quasi militante de tous les possibles en ébullition du jazz, légitimait d’emblée nouvelle forme et feeling inédit. Beaucoup de travail théorique lié au colossal engagement sensoriel, émotif.
Dès le premier morceau de ce live, « Clear Spring », je retrouve ces anciennes impressions, à la fois par la fragilité pensée du morceau et la puissance suggestive, toute en sensibilité non conventionnelle, de l’évocation printanière, de la naissance incertaine de quelque chose de neuf et si ancien à la fois, cyclique et qui, pourtant, à chaque fois, déconcerte, surprend totalement. Ce qui frappe est la maîtrise spirituelle du son. La contrebasse égrène un pizzicato grave, typique d’un « début », de quelque chose qui démarre, un bourgeonnement narratif, suspendu, instable. La batterie fait rouler ses caisses claires comme l’amorce d’une ouverture triomphale, mais ne va pas jusqu’au bout, laisse planer un doute, recommence, retient la révélation totale, installe des frappes déstabilisées qui expriment l’asymétrie de l’identité sous l’émotion trop forte. Et le violon, assez lointain, comme soustrait à toute connivence, se balade, virevolte, déploie une banderole printanière, tendue, verte et acide, émue. Les trois instrumentistes, comme désolidarisés, accentuent l’impression d’une beauté fugace, instable, improbable.
Le Revolutionary Ensemble n’est pas un trio travaillant pour la musique d’un leader. Il n’y a pas de hiérarchie, ce sont trois fortes personnalités placées au même niveau. Elles s’expriment pleinement à tour de rôle, exposent chacune leur manière de voir, présentent le potentiel expressif de leur instrument, autour du thème choisi. Cela peut donner d’assez longues introductions où ils tâtent leurs idées et installent les éléments principaux du climat. Ces moments de recherche peuvent sembler aujourd’hui déconstruits, distendus, un peu invertébrés, exprimant une vacance, une errance, laissant entrer le vide. Il s’agit d’une esthétique du tâtonnement qui contribue à rompre avec les méthodes et critères du passé. La musique devient réellement autre, nouvelle. L’introduction en gestation méditative, flottement d’incertitude, le jeu des possibles est encore ouvert. Puis l’action musicale proprement dite où tout ce qui s’était ébauché se cristallise, prend forme et démarre vraiment en trio soudé, cohérent, concentré sur quelques modules isolés du flux hésitant et introductif, qui pouvaient sembler approximatifs. Tout soudain semble bien à sa place, obéir à un plan bien établi, même dans ces tergiversations, et s’enflammer superbement, nerveusement. « Chicago » se construit comme un mouvement perpétuel qui cherche son équilibre, dérape, se démembre puis se renoue, tangue, essaime de plus en plus ses cellules agitées, lyriques. Un système nerveux exalté, en ébullition. La séquence complexe d’un rythme urbain incessant. En expansion échevelée, ce ferment urbain gonfle de l’énergie de toutes les vies qui courent en tous sens. Circulation. Mélange de matérialisme dévorant, la ville machine, et de spiritualité débordante, convergences anarchiques des émotions et des intelligences dans le creuset grouillant de la ville. Chicago est peinte en forces tribales irrésistibles, inextinguibles et en une course exaltante, enivrée, charriant les sentiments les plus divers, agréables et incommodes. C’est trépidant, tonique et toxique. Train de vie éreintant.
Revolutionary Ensemble s’intéresse autant aux dynamiques dérangées de la modernité qu’aux territoires vierges sauvegardés où se ressourcer. Ainsi, dans ce passage à deux ou trois flûtes, où l’on peut entendre se chercher et se répondre des sonorités ethniques d’origines diverses (pastorales, africaines ou asiatiques), mais aussi l’assourdissante et lumineuse cacophonie du chant des oiseaux. Un passage qui charme et engourdit comme si on effaçait de notre mémoire toutes références musicales. Pour recommencer à écouter avec une oreille vierge. La suite est une ode enlevée, radieuse et râpée, bachique et tendue, sophistiquée et primaire, sommaire et éloquente. Innocente et révolutionnaire.
Pierre Hemptinne