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Pointculture_cms | critique

FLAHERTY - COFFRET DVD (ROBERT)

publié le

Retour aux racines du documentaire, où il apparaît que le pionnier du genre, Robert Flaherty, n’a jamais prétendu capter la réalité. La vérité exige des voies détournées.

 

Retour aux racines du documentaire, où il apparaît que le pionnier du genre, Robert Flaherty, n’a jamais prétendu capter la réalité. La vérité exige des voies détournées.

1 Descendant d’un émigré irlandais, pionnier patriarche installé au Canada, Robert Flaherty n’a jamais considéré sa vie autrement que comme une exploration continuelle. Quel attrait peut avoir la vie sédentaire pour le fils d’un nomade ? Impossible immobilité, l’école est un supplice; étouffante restriction,  le Michigannatal n’est qu’un point de départ ; apprendre n’est passionnant que si l’on cherche soi-même. Très jeune, Flaherty décide de suivre son père, prospecteur minier, refusant de se laisser enfermer où que ce soit. Après une année passée avec lui dans la région du lac des Bois, dans une communauté indienne  où il apprend les bases de la survie en milieu naturel, son appétit géographique s’approfondit en intérêt personnel. Dans la splendeur d’une terre encore vierge, il voit se refléter une nature humaine mystérieuse elle aussi, âpre mais exemplaire. Son parcours épouse viscéralement sa vocation. Explorateur et cartographe pour le compte d’une compagnie de chemins de fer, il ajoute bientôt une caméra à son matériel et part pour le Canada. Ses petits films informatifs ne tardent pas à l’enthousiasmer au point de ne plus lui suffire. Découvrir et filmer, non pas l’extérieur des choses, mais l’essence même d’un lieu, d’un peuple.

1D’art et de vérité

Les films de Flaherty sont une trace. Une trace certes, d’une rare richesse, et cependant loin d’englober l’étendue temporelle et humaine de son travail. Nanouk, par exemple, n’est monté qu’après dix ans de séjours prolongés avec les Esquimaux. Il ne s’agit pas seulement de capter des images, l’essentiel tient dans la rencontre, le lien de confiance mutuelle, qui ne s’installe que dans la durée. Quelques années plus tard, pour son projet irlandais L’homme d’Aran, Flaherty doit vaincre l’hostilité initiale de la population, superstitieuse et méfiante vis-à-vis de cet homme étrange, équipé d’un attirail suspect. Mais il s’installe, pour deux ans, dans leur vie quotidienne, il écoute, regarde, interroge sans hâte, il participe à leurs tâches journalières, comme ensuite, ce peuple devenu familier lui aussi participe activement à la conception du film. La frontière entre sujet-objet s’efface dans l’intimité qui se noue entre filmé et filmant. Cet investissement total de Flaherty dans son travail modèle toute sa vie. Son épouse, Frances Hubbard, partage naturellement son goût du voyage. Elle l’accompagne et l’assiste dans la mesure où il exige de son équipe une passion égale à la sienne. Que le matériel soit léger, les caméras maniables et peu encombrantes, du moment que tous ceux qui prennent part au projet comptent aussi peu leur temps que lui même.

Le projet de Flaherty implique la transgression. Dans un premier temps, aller au-delà des apparences. De l’étrangeté. S’il se contentait de s’introduire en terre inconnue et, discrètement de poser sa caméra pour enregistrer la réalité brute, sans intervention, le résultat aurait sans doute valeur de témoignage ethnologique. Peut-être apporterait-il une contribution à l’étude scientifique des peuples lointains. La tentation d’exotisme ne serait pas loin. A cette époque, le documentaire se nourrit avidement de pittoresque et de sensationnel. Cette position intéresse aussi peu Flaherty que son contraire, la rigueur désincarnée, le regard distancié et purement analytique. Filmer, connaître, aimer, pour lui ne font qu’un. La réalité, telle qu’elle se donne a priori, ne peut jamais être atteinte. Si loin qu’il se place de son sujet, le cinéaste choisit un angle de vue, un homme plutôt qu’un autre, un moment, un fragment. 

1Flaherty prend cette impossibilité par le revers, et décide de représenter  un peuple non seulement sur base de son histoire et de ses traditions, mais surtout au-travers de sa propre subjectivité. Les Esquimaux, l’Homme d’Aran, les Cajuns: chaque peuple possède une essence particulière, diluée dans son histoire, ses corps, sa langue, sa relation à son environnement. Une fois accepté par la population, patiemment, le réalisateur accumule les informations, interroge, lit, observe. Pourtant, ces données concrètes ne figurent pas directement dans le résultat final, elles alimentent son imaginaire, construisent peu à peu dans son esprit un idéal de société. Avec cette documentation, il remodèle une autre réalité, une peinture détachée du temps, qui ravive des traditions abandonnées depuis longtemps. Nanouk chasse avec une lance, plus spectaculaire qu’un fusil; ses vêtements sont débarrassés de tout élément moderne. L’homme d’Aran, consacre deux journées entières à une  dangereuse pêche au requin qu’il ne pratique plus, en réalité, et ce tableau de chasse donne lieu à une scène grandiose qui, bien qu’anachronique, renseigne sur la nature profonde de ce peuple, tel qu’il se voit lui-même. L’igloo qui abrite Nanouk est conçu pour les besoins du tournage, sans toit, afin de laisser filtrer suffisamment de lumière à l’intérieur. Que dire de ce petit garçon cajun, dans Louisiana Story, qui passe des journées entières à sillonner le bayou dans sa barque de fortune, avec son fidèle compagnon, le raton laveur ? N’est-il pas davantage le fantasme du réalisateur qu’un témoignage authentique ?

 Flaherty utilise les autochtones comme des acteurs, compose des familles idylliques, scénarise les tableaux de chasse. Tout cela est irréel, et, néanmoins, vrai. « Au moment où c’était encore faisable, j’ai tenté de recréer pour le conserver un document sur ces gens, voulant faire voir l’étincelle humaine qui les distingue de tous les autres… » Une démarche assumée et argumentée. Peut-on accuser de manipulation un artiste qui dévoile aussi clairement ses intentions et ses procédés ? Transposée à notre époque, cette pratique ne pourrait que nous révolter. L’œuvre de Flaherty échappe à la critique en ce qu’elle livre une vision idyllique d’un monde révolu, que la distance et le temps rendent à ce point inaccessibles  qu’il est inévitable et nécessaire de se les représenter en rêve. Plus encore, l’évocation déréalisée de Flaherty n’est au service d’aucune idéologie, bien au contraire, elle désamorce toute tentative de récupération tant morale que politique.

« Un film est la plus longue distance entre deux points. »

1La quête d’un absolu est une ambition artistique périlleuse. Le travail acharné, méticuleux, infini de Flaherty sur la matière filmée, le confirme. La photographie en noir et blanc offre un champ infini aux textures, aux lumières, aux ombres, aux contrastes; l’image est sculptée, retravaillée  avec toute l’audace formelle de l’expressionnisme. La mer rime avec le ciel tourmenté, les vagues se confondent avec la roche; Dans The Land, le relief raviné, sec, sillonne l’image, la désertification creuse le sol et accuse, en mimant l’eau et la vie, leur absence. Autre décors, le bayou de Louisiana Story, et sa dentelle végétale qui  brouille la surface du marécage, ces arbres déchiquetés grouillant d’animaux sauvages, tableau presque rêvé d’une nature vierge, irréductible. Flaherty plonge sensuellement sa caméra dans chaque élément et, c’est son essence même qu’il restitue, plus que visible, palpable. Attentif, disponible, il laisse l’inspiration du moment diriger sa caméra, conscient que cette capture improvisée peut agir comme révélateur de beauté.

 La technique n’échappe pas à cette sublimation esthétique. De l’igloo construit presque à mains nues par Nanouk au monstrueux derrick qui s’enfonce dans le bayou de Louisiana Story, on sent une fascination pour l’acte créateur, l’homme démiurge qui défie la nature et la subjugue. Le style se nourrit d’une constante recherche du grandiose, du geste épique, humain ou non, destructeur ou créateur. La musique, omniprésente, amplifie les tensions, doublée de bruitages impressionnants, de rythmes – profondeur de champ qui compense l’absence de paroles. Nanouk est un film muet, mais les réalisations suivantes n’accordent pas plus d’importance à la parole humaine. Flaherty semble mal à l’aise avec cette composante, car elle accuse le décalage  entre l’acteur et le personnage. Il préfère le geste, le regard, la musique et le son, accompagnés d’intertextes poétiques qui ne nuisent pas à l’unité esthétique. L’art de Flaherty s’accommode ainsi de deux éléments antagonistes: d’une part la spontanéité, l’épiphanie de l’image, la foi en l’imprévisible. D’autre part le montage, aussi raffiné, minutieux et cérébral que les matériaux collectés sont dus au hasard. Intéressante alchimie entre ces deux pôles qui  contribuent, malgré la complexité des moyens mis en œuvre, à conserver un sentiment de naturel, de fraîcheur, en dépit des exigences du réalisateur. Soucieux de captiver son public, il construit ses films selon les principes de la fiction: suspense, comique, climax dramatiques.

Soigneusement découpées, structurées, les scènes se succèdent dans un ordre prémédité, avec, pour chaque film, un point d’orgue, une scène de chasse, lutte impressionnante entre l’homme et l’animal. Canalisant les tensions du spectateur, ces affrontements donnent également à réfléchir sur les rapports homme-animal. Ce sont des combats, pour ainsi dire, égalitaires. La fragilité physique de l’homme, pour se mesurer à la force d’un requin, d’un phoque ou d’un alligator, demande armes et stratégie. Ils sont à dix contre un, c’est impressionnant pour les uns comme pour les autres. Il ne s’agit pas d’une mise à mort dégradante, mais d’une lutte naturelle pour la survie. Représentation très éloignée de ce que la chasse est devenue : aujourd’hui, l’animal n’est plus, pour l’homme, qu’un objet de consommation et de divertissement. Ici, l’issue du combat n’est jamais certaine. L’humanisme de Flaherty, d’une profonde cohérence, se passe sans peine de volonté de puissance, de hiérarchie qui mettent l’homme, du seul fait de sa supériorité intellectuelle, au-dessus de toute vie. Il ne se satisfait pas davantage d’un anthropocentrisme réducteur. L’homme certes, occupe le centre de l’image, mais il s’inscrit dans de larges focales, élément du paysage et jamais totalité. Rien ne décrit mieux cette position que cette pensée de Pascal, qui pourrait constituer l’exergue de chacun de ses films : «Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti»

« Quel est ce mystère que tu entrevois mieux que moi ? »

12L’indépendance et la singularité de son parcours le tiennent aussi éloigné de  Hollywood que le sont, géographiquement, les régions auxquelles il s’intéresse. Ce refus de tout dogme cinématographique, après quelques expériences malheureuses,  le contraint à trouver le financement de ses films hors du milieu. Ayant débuté sa carrière en travaillant pour une compagnie de chemins de fer, il se tourne sans mal vers des entrepreneurs privés. S’associant au fourreur français Révillon pour Nanouk, ou à la Standart Oil (Esso) pour Louisiana Story, il trouve plus de liberté auprès de ces commerciaux qu’au sein des studios. Certains films sont au départ des commandes. Il est toujours difficile d’évaluer l’indépendance réelle d’un auteur par rapport à ses mécènes. Ils ont rappelé Flaherty à l’ordre lorsque son perfectionnisme le rivait au tournage, l’invitant à en finir avec des prises de vue qui pouvaient se multiplier à l’infini. Mais pour le fond ? L’étrange bienveillance à l’égard des pétroliers dans Louisiana Story est-elle due à une évolution personnelle ou lui a-t-elle été imposée? Ce qui est certain, en revanche, c’est que son aversion pour toute idéologie lui valut de cinglants reproches de la part des socialistes. La misère humaine, il la filme comme un paysage, elle n’est pas, selon ses détracteurs, suffisamment commentée, analysée, dénoncée. Mais lui s’intéresse à l’individu plus qu’aux partis, et à la société comme communauté d’hommes. Il intègre la pauvreté dans un contexte environnemental, c’est le propos de The Land, et préfère la relier à un bouleversement écologique, à une nature hostile. Sans nier la politique, il l’élude. L’unique hiérarchie sur laquelle il porte sa caméra est celle de la famille. Voilà ce qu’il montre : une microstructure efficace, des rôles naturellement impartis, un lien de  tendresse. Traditionnellement, le père chasse et veille à la sécurité des siens, la mère s’occupe des enfants, de l’intendance. Il s’attarde volontiers sur l’enfance, son insouciance, l’immersion joyeuse dans la nature, l’innocence et l’ingéniosité qui la caractérisent. Ces tableaux ont toute la naïveté qu’on leur suppose, et pourtant ils épousent parfaitement la volonté de recréer, et d’intégrer à une conception généreuse de l’humanité, l’essence d’un peuple, dont la famille figure le noyau originel. Cette grille de lecture s’impose à l’image sans pour autant la réduire à une idée. Il existe sans doute une sincérité artistique dans laquelle toute vision du monde peut s’incarner. Il en va ainsi de l’archaïsme de Flaherty. Sagesse humaine, sagesse d’un certain cinéma: « Les vrais grands films sont encore à venir. Ils ne seront pas l’œuvre de grandes firmes, mais des amateurs, au sens littéral, des gens passionnés qui entreprennent les choses sans but mercantile. Et ces films seront fait d’art et de vérité ». 

Catherine De Poortere

 

 

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