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Vouloir rapprocher les trompettes de Wadada Leo Smith et de Roy Hargrove pourrait ressembler à une hérésie tant les esthétiques divergent. Elles sont liées à des écoles, à des courants, à des périodes et à des publics, donc des plaisirs d’écoute, très différents. Et pourtant, il y a plus à gagner en établissant un certain parallèle entre ces deux surdoués, qu’en s’évertuant à les classer dans des cases distinctes de la grande famille jazz. (C’est en écoutant des différences, des différends, que l’oreille « apprend » et élargit son potentiel de plaisir.) Le début et les grandes lignes biographiques des deux musiciens se ressemblent du reste : précoces, dotés d’aptitudes géniales, baignant dans tous les aspects musicaux de leur communauté, curiosité et avidité d’apprendre, formations polymorphes, apprentissage rigoureux des techniques et des théories… Mais l’un est né en 1941, Wadada Leo Smith, et l’autre en 1969, Roy Hargrove. À partir de là, les contextes particuliers à chacune de ces époques vont orienter diversement les années de formation et les trajectoires qui en découlent. Leo Smith (le « Wadada » viendra plus tard pour souligner son esprit rasta), va s’initier aux usages « savants » de divers instruments, via les écoles de musiques, tout comme Roy Hargrove. Ils se donnent des cadres de maîtrise technique qui leur donneront toute liberté pour innover. Son apprentissage sur le terrain, Leo Smith l’effectue en jouant les musiques populaires noires de ces années-là, le blues et le rhythm’n’blues. Le contexte social, politique et esthétique de la communauté africaine-américaine le conduit à adhérer à l’AACM, organisation d’artistes militants pour une musique libre et savante, innovante sur le fond et la forme et pour dissocier, dorénavant, « musique noire » et « musique de divertissement ». Il va partager ses aventures sonores avec des gens comme Anthony Braxton, Roscoe Mitchell, Leroy Jenkins, Henry Threadgill, Oliver Lake, Derek Bailey, Evan Parker… Toutes fortes têtes et musiciens fondateurs de nouveaux langages et de nouvelles esthétiques, activistes de la Great Black Music. Les expériences et enregistrements qu’il va conduire dans cette mouvance sont innombrables, multipliant les rencontres, les formules, initiant ses propres ensembles qui deviennent légendaires, osant toutes les audaces individuelles et collectives, essayant tous les possibles de cette « creative music », reflet des pulsions turbulentes et émancipatrices de la communauté noire. Restant fidèle aux racines blues et spiritualités rastafaris, il évolue vers une musique de plus en plus écrite (il a étudié la composition, il est considéré comme compositeur), dont l’essence s’entend idéalement dans l’exercice qu’il affectionne particulièrement: le solo absolu comme art de la signature. C’est là, dans une économie remarquable du son, dans une articulation impeccable entre silence et souffle, abîme retenu et phrasé complexe, engagement physique et méditation relâchée, détachements et courtes furies, qu’il donne la quintessence de son style, les arcanes singuliers de la syntaxe qui constituent toute sa science de trompettiste. Multi-instrumentiste, musicien itinérant à travers les héritages et les cultures dominées, Leo Smith a souvent été comparé à Don Cherry, pour l’ouverture d’esprit, la carrure et l’importance qu’il occupe dans le mouvement « free », mais en plus radical, plus tranchant, Don Cherry ayant opté pour des voies plus gentilles, accommodantes. Roy Hargrove, à présent! Il est introduit dans la culture jazz vivante par le biais de Wynton Marsalis, c’est-à-dire qu’il prend pied sur le versant d’un certain revival, une tendance à « classiciser » le jazz, un certain âge d’or du jazz inventif et mainstream à la fois et à établir des standards esthétiques d’excellence. C’est évidemment beaucoup moins engagé et combatif que la Great Black Music, mais ça joue aussi un rôle important dans les processus de reconnaissance de la «musique noire»: ces musiques ne sont pas simplement des modes éphémères, ce sont des formes de composition valables dans le temps, on les apprend et on les transmet tout comme les formes musicales sur lesquelles se fonde l’apprentissage de la musique classique occidentale. Ces jeunes générations africaines-américaines qui jouent à la «manière de», mettant en exergue des influences et des maîtres, contribuent à entretenir une mémoire, à donner forme à un héritage. L’AACM n’a plus la même influence, sa stratégie ne semble plus tellement se renouveler auprès des nouvelles générations qui, en général, privilégient d’autres confrontations avec le milieu musical et médiatique. Roy Hargrove manifestera son esprit d’ouverture et son désir d’expériences progressistes en collaborant avec les noms qui renouvellent la scène soul et hip-hop, où il va puiser des éléments culturels revendicatifs en phase avec sa génération. Dans l’espèce de rapprochement à tenter entre les nouveaux enregistrements de ces deux trompettistes, il faut prendre en compte que le plus ancien a près de 29 ans d’avance, un bagage et une histoire forcément plus complexes et que cela donne des narrations musicales plus marquées, plus stratifiées, plus creusées de traces, d’empreintes, de luttes. La différence principale tient à cette nature de la mémoire en jeu, la mémoire plus récente présentant forcément une surface musicale plus lisse, affichant avant tout de façon plus décomplexée l’appartenance radieuse à une culture, ce qu’a rendu possible probablement le défrichage des anciens… Leo Smith est un témoin du passé. Son style offre des traits épurés et burinés, présentant parfois des solutions limpides, des lignes claires émouvantes, fulgurantes et, d’autre fois, il s’abîme dans des culs-de-sac convulsifs, comme en communion avec des mystères. Des nœuds occultes secoués de spasmes. Ses dernières compositions s’appuient sur des procédés narratifs naturellement complexes, inscrits dans les mouvements de la modernité du XXesiècle et qui ont besoin de temps, qui alternent, par exemple, des rythmes contraires, pratiquent les climats qui s’emboîtent, les accidents imprévus et les registres très étendus, purs et impurs: il peut jouer avec des sons très ronds ou très aigus, dilatés ou comprimés, écrasés ou esquissés, selon une pulsion apaisée et elliptique ou coléreuse et précipitée. Il entame le CD avec l’évocation d’un personnage important dans la lutte pour l’égalité des droits entre blancs et noirs, Rosa Parks, cette mythique passagère de bus qui refusa la ségrégation raciale et dont la sanction, pour cet affront, déclenchant des émeutes (le violoniste Malcom Goldstein lui a aussi dédié une composition). Il se penche vers ce thème émouvant et capital avec des sonorités très proches de celles de Miles Davis. Il poursuit avec un hommage à Jack Dejohnette, sonnerie claire et tambour battant, machine à remonter les pulsions percussives du jazz, des plus raffinées aux plus brutales, des plus frustres aux plus sophistiquées, confiées aux baguettes, aux touches du piano ou à l’archet de la contrebasse. Magnifique thème expansif et polymorphe pour la trompette, poussée dans ses vertiges par la force de frappe de Shannon Jackson. Avec « Tabligh », on entre dans un certain hermétisme et des éruptions soniques vives, pincées, comme à double sens, ressemblant à des signes cabalistiques. L’accompagnement est plus religieux en introduction avant de lâcher les vannes à un mysticisme échevelé, époustouflant, exacerbé par le doute, coutumier dans la culture free. Tabligh signifie « délivrer le message » et fait référence à une école islamiste, née en Inde, prêchant la voie du Prophète. Difficile, cependant, d’imaginer que Wadada Leo Smith fasse œuvre de prosélytisme islamiste avec ce langage apparenté à une avant-garde. Les musiciens de sa génération ont souvent, dans l’affirmation d’une identité communautaire, marqué leur préférence pour une religion ou une voie spirituelle autre que la religion chrétienne. Le message délivré ici, entendu de l’extérieur (non croyant), avec son mélange de liberté totale et de sacré, semble plutôt celui d’une tolérance à l’égard de toutes les croyances qui rendent la vie possible. Roy Hargrove, en tout cas actuellement, n’est pas dans ce débat, il n’a pas de doute. Il est sur un marché de l’affirmation. Si l’autre est de plain-pied dans l’histoire, celui-ci est dans une autre perspective : post-histoire, postmoderne, post-be-bop, post-free… Ce qui laisse les coudées franches pour la démonstration et la jouissance franches d’un savoir-faire hérité. Il excelle en deux registres d’expression: un rapide et un lent. À l’intérieur desquels, bien entendu, la virtuosité fière et haletante puise dans un vaste nuancier. La recherche est toujours orientée vers le « beau son », homogène et cohérent. Tout est équilibré. La perfection de l’attaque et de la tenue, l’élimination de toute «bavure» sont un souci constant. C’est tranché. (Alors que Leo Smith peut jouer avec des sons sales et estropiés.) Si Leo Smith mélange les influences, les inspirations, selon une arborescence complexe, ici les filiations sont en ligne directe. Par l’aisance et la vélocité au service d’une narration courte, colorée, toute en suggestions fluides, speedées ou baladeuses, la pétillance créative et musclée est proche de Freddie Hubbard. Dans la dynamique d’ensemble, entre piano, sax, batterie, contrebasse et trompette, son quintette évoquera certains enregistrements d’Art Farmer. Pour autant, l’aisance et le brillant ne signifient pas « musique facile ». Loin de là. C’est ensemble que la musique de Roy Hargrove et celle de Wadada Leo Smith rendent compte de la savantisation du jazz. Laquelle se niche aussi dans les autres visages de Roy Hargrove, quand il enregistre un CD cubain, quand il groove avec le hip-hop. Alors, nourriture spirituelle substantielle, contre nourriture superficielle, juste pour l’oreille ? Pas si simple. Le parcours du « jeune » Roy Hargrove connaîtra bien des ramifications, ce n’est qu’un début.
PH.
Regarder Wadada Leo Smith en concert :
5 titres essentiels de Wadada Leo Smith :
SATURN, CONJUNCT THE GRAND CANYON IN A SWEET EMBRACE
Autres facettes de Roy Hargrove :
Jeunes trompettes à suivre :
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