Des révoltes qui font date #69
8 mars 1964 // Rupture entre Malcolm X et Nation of Islam
Sommaire
D'enfant chéri à brebis galeuse
New York, le 8 mars 1964. Par voie de presse, Malcolm X annonce officiellement sa rupture avec Nation of Islam (NOI) – organisation conciliant dogmatisme religieux et nationalisme afro-américain – ainsi que son leader, Elijah Muhammad.
D’abord épistolaire, la relation liant les deux individus date de l’incarcération de celui qui, à l’origine, porte le nom infamant de Malcolm Little, patronyme hérité de l’esclavagisme et répudié après sa libération en 1952. Orienté vers le mouvement par son frère Reginald, l’autoproclamé Malcolm X rencontre ainsi Elijah Muhammad en personne, lequel place rapidement son disciple à la tête d’un temple situé sur Lenox Avenue à Harlem (aujourd’hui rebaptisée Malcolm X Boulevard).
Orateur hors pair, le pasteur multiplie à lui seul les effectifs de NOI à travers la rhétorique identitaire et séparatiste propre à Elijah Muhammad. À contre-courant du mouvement pour les droits civiques – non violent et universaliste par essence –, ce dernier déplore toute idée d’indifférenciation raciale : selon lui, les Afro-Américains, par le biais d’un islam hétérodoxe, sont amenés à reprendre la place qui est la leur en haut de l’échelle sociale. Une prophétie qui jouit bientôt d’une publicité nationale, relayée qu’elle est par les discours de haine d’un Malcolm X rapidement devenu numéro deux de l’organisation, quitte à faire de l’ombre à nombre de ses membres les plus influents, jusqu’à son propre mentor et chef.
C’est au début des années 1960 que se fait jour une divergence de poids entre Malcolm X et Elijah Muhammad. Hostile à la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis, le meneur de NOI ne goûte pas la récente propension de son protégé à souhaiter un rapprochement avec Martin Luther King, considéré par la masse comme le fer de lance du premier mouvement populaire noir de l’histoire du pays. Selon X, c’est un antagonisme de méthodes qui sépare les nationalistes de NOI du mouvement pour les droits civiques : les objectifs, quant à eux, sont identiques.
Le 21 février 1965, après avoir essuyé un attentat à la bombe visant sa demeure familiale, et alors qu’il prononce un discours dans un théâtre du nord de Manhattan, Malcolm X est assassiné par balle, semble-t-il, de la main de plusieurs membres des Black Muslims. Bien que des doutes subsistent sur la réelle identité des commanditaires de son meurtre, la scène est fidèlement retranscrite par Spike Lee dans le biopic qu’il consacre au personnage en 1992.
Adaptation subjective
Dans Do the Right Thing (1989), l’acteur Roger Guenveur Smith gravite déjà autour de ces deux étoiles montantes du cinéma étatsunien que sont Spike Lee et Denzel Washington. Dans le film en question, il joue un rôle mineur, qui, néanmoins, en dit long sur les obsessions précoces de son réalisateur : celui de Smiley, un homme vendant des photographies de l’unique rencontre publique entre Malcolm X et Martin Luther King, le 26 mars 1964.
Une référence loin d’être anodine puisqu’à peine trois ans plus tard, l’habitué des seconds rôles apparaît dans la peau du personnage de Rudy, un petit malfrat avec lequel Malcolm X (Denzel Washington) joue à la roulette russe pour asseoir son statut de chef de gang. Une mise en scène qui, bien qu’usée jusqu’à la corde, est inspirée de l'autobiographie du prédicateur, écrite en collaboration avec le journaliste Alex Haley.
Si Spike Lee s’est fortement inspiré de l’ouvrage pour l’écriture de son scenario, les nécessités de la fiction l’ont souvent mené à inventer de toutes pièces certains éléments de la biographie de X. Le meilleur exemple en est sans doute le personnage fictionnel de Baines (Albert Hall), codétenu du Malcolm X revisité par le cinéaste et véritable catalyseur de la trajectoire menant celui-ci dans le giron de Elijah Muhammad.
À travers Baines, mentor charismatique quoique sans nuances, Lee entend montrer comment la population noire elle-même – non moins, voire davantage que la société blanche conservatrice – a fini par intérioriser les stigmates racistes projetés sur elle, fruits délétères de près de quatre siècles d’esclavage et de ségrégation. Se qualifier soi-même de « nègre », se défriser les cheveux, accepter la connotation péjorative du mot « noir » dans son emploi langagier courant… autant de problématiques dont le réalisateur a jugé l’illustration malaisée par une simple retranscription de la vérité historique, à savoir la correspondance entre Malcolm X et son frère, Reginald Little.
Paradoxalement, la détestation de l’individu masculin blanc – seul dépositaire du pouvoir dans la société patriarcale de ce XXème siècle – se traduit d’abord par un mimétisme ambigu qui exhorte le jeune homme racisé à convoiter ce que celui-ci possède de plus précieux, selon Spike Lee : la femme blanche. Telle un archétype de l’érotisme, cette dernière prend forme à travers le personnage « monroesque » de Sophia (Kate Vernon) que le Malcolm interprété par Denzel Washington parvient à conquérir en un exemple provocateur d’une romance interethnique absolument taboue pour l’époque.
Un parti pris qui illustre la tendance du réalisateur à orienter sa mise en scène en pénétrant la sphère privée de ses personnages. C’est précisément l’angle adopté dans le traitement de la scission entre Malcolm X et Elijah Muhammad, divorce qui représente tant le climax de la fiction que l’apothéose de l’existence d’un individu en rébellion contre le dogmatisme duquel il parvient à s’émanciper. Alors que les personnalités de chair et d’os semblent avoir essentiellement fondé leurs dissensions sur un fossé idéologique devenu infranchissable, Spike Lee choisit, en définitive, de monter en épingle une affaire de mœurs qui compromet Elijah Muhammad dans une série d’adultères pourtant contraires aux enseignements de NOI.
Axée autant, voire davantage, sur les frasques de ses personnages (parfois fantasmés) que sur les enjeux politiques qui traversent la biographie de Malcolm X, la fiction de Spike Lee doit se lire avant tout comme une réinterprétation romancée, qui gagnerait à être confrontée à un éventail élargi de sources documentaires. Pris pour ce qu’il est, le film n’en est pas moins une porte d’entrée intéressante dans la biographie d’un personnage qui, quoi qu’on tente pour le démythifier, demeurera à tout jamais une icône énigmatique.
Simon Delwart
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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