L'ocre, le gris et le rouge: l'estampe cinématographique de Samuel Fuller et Joe MacDonald.
Première image : le Mont Fuji.
Voix off :
This film was photographed in Tokyo, Yokahama and the Japanese countryside. The year is 1954. — -
Au milieu du paysage enneigé passe la locomotive à vapeur d’un convoi militaire surveillé par des soldats japonais et américains. Un paysan, son bœuf et sa charrue coincés sur les rails immobilisent le tortillard. Une minute dix de film / première victime : un des cheminots descendu sur la voie se fait étrangler par le (faux) paysan. L’attaque du train est lancée ! « Un jour, Sam [Fuller] m’a dit : quand tu écris un scénario, si ta première scène ne te fait pas bander, balance tout à la poubelle ! » (Jim Jarmusch). À la sixième minute - après l’assaut, la fuite des malfrats, le générique de début et la descente sur les lieux des polices japonaise et américaine - le prologue rural du film se clôt par une de ces images-chocs dont Fuller a le secret : encore la plus célèbre montagne nippone, mais cadrée cette fois à ras de terre, entre les bottes du sergent américain tué lors de l’attaque et étendu sur le sol. On y verra entre autres le Japon séculaire et l’occupation américaine d’après 1945 ; la carte postale / l’estampe et la crue réalité du crime ; la fascination des cimes et l’inéluctable retour à la terre à la fin de toute vie.
En 1954, Samuel Fuller a déjà quarante-deux ans. Et pas mal de métiers dans le rétroviseur, dont deux continueront à le marquer à vie : dès l’âge de quatorze ans, il est copy boy pour des journaux populaires du magnat de la presse W.R. Hearst et, une quinzaine d’années plus tard, il s’engage comme G.I. dans la première division d’infanterie, la « Big Red One », avec qui il débarquera en Algérie, en Sicile et en Normandie et libérera e.a. le camp de la mort de Falkenau. Dans ce qui est en train de devenir le troisième pilier de sa vie - le cinéma - Fuller vient alors de tourner sept films en six ans, dont les deux derniers pour la Fox : « Pickup on South Street » (1953) et « Hell and High Water » (1954). En odeur de sainteté auprès de son fameux producteur Darryl F. Zanuck, justement grâce à son passé de journaliste, de fantassin et de scénariste, Fuller peut se permettre de refuser deux scénarios. Titillé par l’attrait de tourner le premier film hollywoodien sur le sol japonais depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il accepte le troisième projet qu’on lui soumet : un remake du film noir « The Street with No Name [La dernière rafale] » (William Keighley, 1948) à tourner, une seconde fois, avec Joe MacDonald, le directeur photo du film initial. De « La dernière rafale », Fuller garde la trame d’une infiltration réciproque entre la pègre et les représentants de l’ordre. Mais, là où une approche quasi documentaire des méthodes scientifiques d’investigation du FBI prenait une grande place dans le film de 1948, Fuller, en adepte d’un storytelling « droit au but » qu’il est, se focalise ici sur son histoire, à travers à la fois les scènes d’action et ses implications quasi mélodramatiques (attirance trouble entre deux hommes ; relation interraciale entre une (fausse) « kimono girl » et un (faux) caïd américain…). Sans oublier bien sûr, via le passage d’une image noir et blanc très contrastée au format 4/3 convenant parfaitement à un film urbain très nocturne (pour l’original) à une image en CinemaScope et en couleur, sa fascination pour la délocalisation géographique et culturelle de l’intrigue (pour la deuxième version).
Picturalement, les couleurs ternes (ocres, gris…) dominent. Dans le
temps (séquences clairement définies) et dans le cadre (éléments
ponctuels, « taches »), la présence minoritaire des couleurs vives -
surtout le rouge - n’en a que d’autant plus d’impact. Même si le lion au
cigare se défend farouchement d’être un cinéaste du réalisme (« Je
n’aime pas le mot ‘réaliste’ ; le réalisme c’est de la connerie ! La
fiction est plus réelle que ne l’est la réalité, parce qu’on vit une
réalité fractionnée. Mais ce qu’on crée en fiction existe réellement »),
on peut cependant décrypter le Japon de Fuller comme une imbrication
d’éléments exotiques, immédiatement reconnaissables comme japonais
(temples, statues de Bouddha, kimonos, masques, théâtre dansé
traditionnel…) et d’aspects quasi dépourvus de « couleur locale » - ces
derniers étant, paradoxalement, les plus liés à un certain ancrage quasi
documentaire dans le « vrai Tokyo » des années cinquante. Le Tokyo de
Fuller est aussi celui des bas-fonds, des ruelles secondaires, des
arrière-cours et des escaliers de service. L’idée même d’un gang
américain contrôlant, au nez et à la barbe des yakusa locaux -
totalement absents du film ! -, la « protection » des trois mille salles
de pachinko de la ville (sortes de croisements entre flippers et
machines à sous, importés à Osaka au milieu des années vingt en
provenance de… Chicago et filmés en détails en 1985 par Wenders dans « Tokyo-Ga »)
ne tient pas la route, historiquement parlant. Mais, dans la
contradiction qu’elle porte en elle, la présence de ce « gibier de
cachot expulsé de l’armée, de [ces] beaux ex-GI’s fréquentant le peuple
le plus poli du monde » représente une pile dialectique très fullerienne
qui électrise son intrigue et qui, aux côtés des coups de poings et
coups de feux de son film d’action, lui permet par exemple, au détour
discret d’un très bel échange entre Robert Stack et Shirley Yamaguchi,
de glisser un hommage - tout à fait exact et bien documenté, celui-ci -
au cou des Japonaises :
Dans l’ancien temps, les Japonaises distinguées se cachaient la nuque. Parce qu’à cette époque, c’était la première partie du corps qu’un homme trouvait attirant chez une femme — -
Parlant du cinéma de Fuller, à partir d’une passionnante analyse à la table de montage du sublime western « Forty Guns », Yann Dedet - monteur e.a. pour Pialat, Stévenin, Ferran ou Truffaut… - émet l’hypothèse selon laquelle « [sa] sécheresse [sert à] contrer la sentimentalité », ce qui implique que ce qui relève de la description ou de l’anecdote documentaire est quasi toujours inclus dans les recoins des scènes d’action pour ne pas ralentir leur flux et leur force de percussion. Par sa transplantation dans un terrain socio-urbanistique asiatique pour lequel le cinéaste ne peut totalement réfréner sa fascination, « House of Bamboo » se laisse sans doute aller à plus de descriptions et plus de lenteur. Le film n’a pas la puissance de « films-torrents » plus tardifs comme « Forty Guns » (1957), « The Naked Kiss » (1964) ou « The Big Red One » (1980), mais sa chasse à l’homme finale au milieu d’un parc d’attraction aérien qui, depuis le toit d’un immeuble de bureaux, domine toute la ville a de quoi rendre définitivement jaloux tous les cinéastes maniéristes de Hong-Kong et des États-Unis ! Un homme meurt et la Terre continue à tourner… Ou, plus exactement, la Terre se remet à tourner et un homme meurt…
Philippe Delvosalle
À lire absolument :
Noël SIMSOLO & Jean NARBONI :
« Il était une
fois… Samuel Fuller - Histoires d’Amérique racontées par Samuel Fuller »
(Éd. Cahiers du cinéma, 1986)