SIAMESE SOUL. THAI POP SPECTACULAR VOL. 2, 1960S-1980S
Le label Sublime Frequencies se penche à nouveau sur le cas de la Thaïlande, avec deux anthologies dont la suite du très acclamé Thai Pop Spectacular. L’occasion de revenir sur l’invention de cette étrange fusion entre tradition populaire thaïlandaise et influences occidentales.
La plus récente de ces deux anthologies s’intéresse à un genre popularisé dans les années soixante sous le terme générique de Shadow Music. Il recouvre des groupes pop à guitares généralement influencés par un même amour pour la pop instrumentale britannique dont les Shadows de Cliff Richard étaient le fer de lance. Cette musique, à caser quelque part entre le surf et la variété instrumentale de l’époque, a connu un écho étrange chez les musiciens thaïs qui se sont empressés d’adapter le répertoire inépuisable des mélodies traditionnelles du pays dans le nouveau style, créant ce qui fut également appelé la thai string music, la musique thaïe modernisée. Incorporant, outre ces imparables guitares twang, au vibrato généreux qui faisait le son typique des Shadows, une série d’éléments inattendus, comme des influences latines, soul et d’autres plus exotiques encore, quelques-uns de ces groupes vont contribuer à créer un style musical unique, conservant malgré ses origines extraordinairement métissées, un caractère indubitablement thaï. Ce mouvement pop est comparable à bien des groupes garages de cette époque, mêlant un amateurisme réjouissant à des traits psychédéliques surprenants.
La seconde anthologie, Siamese Soul, s’intéresse, elle, à la soul thaïe des années soixante à quatre-vingt, un style moins restreint, moins limitatif que la shadow music, et plus propice encore à des variations infinies et à des adaptations au goût du jour des standards du morlam ou du lukthung, les genres populaires traditionnels du Nord-Est et du centre de la Thaïlande - eux-mêmes déjà hybrides de plusieurs styles anciens et contemporains, asiatiques et occidentaux. Malgré des décalquages « plus vrais que nature » des musiques soul ou funk américaines, le parfum de tous les morceaux de cette compilation est encore une fois immanquablement thaï dans l’exubérance des arrangements et dans l’intensité du chant. La fusion des genres rend les emprunts et les origines de ces morceaux impossibles à situer et réfute totalement la crainte d’un simulacre, d’une contrefaçon servile des musiques occidentales. Si la Thaïlande a été un des rares pays d’Asie à ne jamais avoir été colonisé, la modernité thaïe est toutefois toujours passée par une certaine emprise de la culture occidentale, de son mode de vie et de sa politique. On peut ainsi comprendre la fascination des jeunes musiciens pour les musiques anglaise et américaine et le désir de s’en approprier l’image et les codes. Il ne faudrait toutefois pas voir dans ce métissage une soumission tacite à l’occident. Comme le précise Homi K. Bhabba dans son essai « The location of culture », si le centre culturel du monde durant la période coloniale a toujours été situé mentalement en occident, il ne faut pas perdre de vue la dose d’ironie qui existe dans l’imitation par les « colonisés » de la culture de l’occupant : « (…) le discours de l’imitation est construit autour d’une ambivalence; pour être efficace, l’imitation doit continuellement produire son propre glissement, son excès, sa différence. L’autorité de ce mode de discours colonial que j’ai appelé le mimétisme est ainsi frappée par une indétermination: le mimétisme se présente comme la représentation d’une différence qui est elle-même un processus de désaveu. » Ce mimétisme est donc autant une appropriation, un retour sur une identité propre, qui fait de cette musique autre chose qu’une déclinaison exotique de la musique mondialisée de son temps et lui donne son caractère affirmatif et jubilatoire. Car ce qui ressort de ce disque, c’est surtout la vitalité de cette émergence hybride, de ce métissage revanchard qui est comme on dit en Thaïlande same same but different.
Benoit Deuxant