« Silence of the Tides », un documentaire contemplatif de Pieter-Rim de Kroon
En hiver, le climat y est rude : les régions sont balayées par des vents forts, des plaques de glace dérivent sur une mer presque gelée. Une lumière incroyable, changeante, aux variations de bleu presque infinies, inonde l’écran. On serait presque tenté de croire qu’il s’agit d’une planète inconnue… pourtant, très vite, l’humain et le monde moderne apparaissent : un wagonnet vétuste semble fendre le paysage et fonce sur une voie ferrée à peine plus élevée que le niveau de la mer : un homme, le visage buriné par le soleil et les vents, est à la manœuvre. Il s’arrête devant une maison et sort un colis de son drôle d’engin : c’est une livraison.
La séquence qui suit montre une organiste dont nous ne voyons pas le visage, assise devant son instrument, encore silencieux. Le geste est précis et le moment apparaît comme solennel ; les tuyaux se remplissent lentement d’air. Le son de l’orgue vrombissant se mêle à ceux de la nature.
À l’instar du premier « personnage », cette organiste sera une figure récurrente du film (comme d’autres, par la suite). Autant le premier apparaît comme un « running gag » – dans son wagonnet ou sur un bateau tout aussi vétuste, il travaille pour la Deutsche Post (2) – autant la seconde apparaît comme une ponctuation d’une autre nature, plus hiératique, et livre une clé de lecture du film.
À la vue et à l’écoute des flux et reflux de l’eau, des mouvements de marée qui couvrent et découvrent les vasières, du vent qui s’engouffre partout où il le peut et balaie les chenaux, les prairies d’herbes marines, les plages et les dunes, on comprend peu à peu qu’il est question de souffle et d’une respiration du monde où s’expose une relation fragile entre l’humain, l’animal et l’environnement. (3)
La photographie est impeccable, quelquefois surprenante lorsqu’elle s’attarde sur ce que l’on croit connaître de notre monde, au point d’en révéler des curiosités (des phoques envahissent tout l’écran telles de monumentales créatures, des moules et des poissons débordent de l’image et nous apparaissent comme des animaux marins monstrueux, dignes de figurer sur d’anciennes mappemondes) ; dans des espaces modelés par l’homme, les plans très étudiés se veulent « graphiques », précis. Quant au travail sonore, impressionnant, il est lui aussi traité de manière rigoureuse, bien qu’une certaine surenchère « dramatique » soit quelquefois de mise à divers moments (des scènes de prédation entre crustacés, effets sonores à l’appui, nous amènent presque à envisager la vie sous-marine comme un film de science-fiction).
Puis vient le printemps. La lumière froide laisse place à des tonalités plus chaudes. Le soleil comme les humains se montrent plus volontiers ; un vert tendre envahit les plaines, les animaux entament leurs parades de séduction. Cependant, le film ne semble pas pouvoir canaliser ce foisonnement printanier ; l’accumulation de certaines séquences nous fait un peu perdre pied : une fête folklorique (une sorcière qu’on brûle), un abattoir, des ornithologues, un pilote d’avion de chasse parti en vol pour des exercices de tirs, d’autres scientifiques qui récoltent et analysent la vase, un entraînement de l’armée (pour un potentiel débarquement), une fanfare ambulante (remorquée par un tracteur), qui annonce l’été avec ses compétitions sportives, ses touristes, ses groupes de jeunesse, ses plages et leurs vacanciers.
On perçoit le lien qu’il y a entre l’environnement de ces décors préservés et de très nombreuses personnes qui y vivent ou en vivent, l’étudient et le protègent mais quelques clés de compréhension manquent au spectateur pour en apprendre davantage. Il semble y avoir une hésitation entre l’aspect purement contemplatif (mais alors pourquoi insérer des séquences dans lesquelles, notamment, des chercheurs commentent leurs observations dont nous ne connaissons pas l’objectif) et un aspect nettement plus affirmé du point de vue environnemental, sur l’attention portée à ces milieux (mais alors pourquoi étendre la durée des scènes purement contemplatives).
Une tempête automnale s’annonce. Les sons de l’orgue, sombres et graves, se mêlent à ceux du paysage changeant. L’orage, filmé depuis les côtes, est impressionnant. À l’écoute de signaux de détresse, un contrôleur des espaces maritimes (autre personnage récurrent du film) envoie une équipe de secours sur une mer démontée. L’organiste (prise de vue surplombante) appuie sur les touches de manière pénétrée…
Soudain, tout s’arrête : le paysage est redevenu serein, l’orgue s’est tu. Une cloche sonne au loin, celle d’une église (bâtiment lui aussi récurrent du film) : on baptise un enfant.
Le film se clôt heureusement : le cycle de la Mer des Wadden impose son rythme à tout ce qui vit sous ses latitudes, et c’est bien ainsi qu’il faut comprendre une fin quelque peu attendue… le postier, après avoir livré un sapin de Noël, s’en va au loin sur son vieux wagonnet.
(1) Intertidal : désigne la zone d'un bord de mer qui est couverte à marée haute et découverte à marée basse.
(2) Une troisième séquence montre notre homme dans sa maison ; la lumière et la pose nous invitent à imaginer une peinture de Vermeer ; il griffonne des repères sur une vieille carte géographique… mais nous n’en saurons pas davantage.
(3) La mer des Wadden est un des derniers écosystèmes intertidaux naturels à grande échelle où les processus naturels se poursuivent de manière quasi non perturbée, et a été classée à la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco en 2009.
Silence of the Tides (Pays-Bas/Allemagne/Danemark - 2020 - 102 min) de Pieter-Rim de Kroon
La sortie du film est uniquement annoncée en Flandre à partir de ce mercredi 22 septembre :
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
Dans le même dossier :