LOOKOUT MOUNTAIN, LOOKOUT SEA
Apparu à ses débuts comme une simple extension de la (sans jeu de mots) constellation Pavement, The Silver Jews est l’affaire d’un seul homme, David Berman. Un looser magnifique qui pourrait bien écrire, ou avoir écrit, un chef-d’œuvre non révélé de pop claudicante. Pour l’heure, le monde a l’air de s’en contrefoutre et ce juif d’argent en premier !
Car si David Berman est probablement son nom pour l’état civil, comme la présence d’une certaine madame Cassie Berman à la basse et aux chœurs tendrait à prouver, il n’est absolument pas acquis que notre homme fasse partie de la vaste descendance du roi du même nom, autrement dit, qu’il soit bel et bien juif !
Mais à n’en pas douter, David - Silver Jews - est américain. De ces personnages perclus de contradictions, taillés pour les récits (la littérature U.S. est avant tout narrative), en marche vers un point de fuite où se rejoignent la grande et la petite histoire (on y reviendra). Presque un grand escogriffe, bancal et lunaire comme ceux dépeints dans toute leur latitude par Jack Kerouac (« Big Sur », « Les Clochards célestes », « Sur la route »…). Un type qui, l’air de rien, connaît de l’intérieur les us et codes d’une pesante tradition musicale vis-à-vis de laquelle il n’a entrepris aucun effort conscient de familiarisation et qui, en outre, se paie le luxe d’y creuser son petit trou bien à lui. En « bonus » de sa rondelle, Berman délivre la grille des 16 accords, pas un de plus, qu’il a utilisés pour son disque. Une manière de faire de bon ouvrier qui rappelle la générosité tranquille d’un Lambchop qui ne prétend pas réinventer le rock à chaque album, mais tout bonnement faire son boulot du mieux qu’il le peut, très loin de « la geste » artistique des apprentis révolutionnaires en herbe.
En soutien du corpus de musicologues qui s’est penché sur la chose pop ou rock, les inoubliables Ramones avaient en une célèbre et pétaradante formule – « 1, 2, 3, 4 » - résumé toute la quadrature du cercle d’une bonne chanson. Et celles de Berman ne semblent, même en regard des débuts, que tendre vers ça: la lumineuse simplicité d’une mélodie à deux, trois, voire 4 accords maximums, sur un tempo simplifié. Ces évidences logiques ne seraient que redondances mille fois ressassées, mais elles prennent chez Silver Jews un sens tout à fait particulier.
Parce qu’à l’origine, ce qui ressemble à une virée à la campagne de quelque Pavement (Malkmus et Nastanovitch) flanqué d’un barge notoire au milieu des années nonante passe pour une blague de potaches qui ont un peu abusé de quelques substances prohibées par la loi. « Starlite Walker », premier album officiel de Silver Jews (le second en fait, un brouillon, « The Arizona Records » a été enregistré deux ans plus tôt mais, renié par ses auteurs, dort toujours dans les cartons) contient un paquet de bons titres, que la production lo-fi (c’est l’époque) grime et barbouille plus qu’elle ne sert. Grand haricot béat devant la difficulté à rester concentré, Berman chante dans un micro placé bien plus bas que lui avec une nonchalance nasillarde qui peut prêter à sourire. Ils ne sont que peu à se pencher sur ses textes plus difficiles à déchiffrer sur papier (le bonhomme couche ses lignes sur tout ce qui lui passe par les mains, avec une prédilection pour les fiches à en-tête des hôtels de passage) qu’à décrypter à l’oreille mais, son aptitude à scénariser la moindre des anecdotes, racines de ses morceaux, relativement vraies ou entièrement inventées, transparaît déjà.
Ses deux disques suivants (« American Water », 1996, et « Natural Bridge » 1998) apportent une relative fluidité dans le propos et le son et affichent leur préférence pour des arrangements résolument discrets, mais précis et soignés. Silver Jews possède enfin un chanteur même si celui-ci ne doit jamais avoir vu un métronome de sa vie et c’est tout à son honneur. Malgré quelques piges de Malkmus et Cie qui sont ses amis, le désormais groupe – avec DB et le fidèle guitariste Peyton Pinkerton pour ossature - quitte sans rien avoir demandé la très versatile sphère de l’indie rock et commence à compter des fidèles parmi les thuriféraires des multiples vies de Will Oldham (Bonnie « Prince » Billy) ou de Smog. Cette drôle de fratrie patraque, bientôt tamponnée de l’appellation attrape-tout d’americana, chante toutes les déclinaisons du blues des blancs (country, folk…) avec la désespérance du punk et la noirceur de la cold wave.
À cette période, l’instable Américain patauge comme jamais entre dépression et addictions diverses (drogues, mais surtout alcool), alors que ses albums (« Bright Flight » en 2001 et « Tanglewood Numbers » en 2005) affichent les teintes de plus en plus marquées d’un classicisme à peine désinvolte. Le timbre s’est légèrement adouci, la voix est guillerette aux entournures, tandis que des clichés même pas censurés circulent, le présentant vautré dans diverses postures de la déchéance humaine dignes d’un bestiaire de photos recueillies par Harmony Korine. Les prestations scéniques de Silver Jews sont aussi rares que les ondées dans le désert et beaucoup s’attendent à la publication d’un entrefilet – peut-être enfin générateur d’un culte entièrement mérité – à titre de faire-part d’une disparition tragique, mais qui n’aurait surpris personne.
Et puis, à la charnière 2005/2006, par un de ces coups du sort dont l’imaginaire U.S. est friand, David Berman/Silver Jews part en tournée pour la première fois de sa vie! La rédemption divine et ses explications mythico-religieuses nébuleuses resteront pour cette fois au placard (ouf!) tandis que sa désormais tendre moitié monte en puissance dans le groupe, à la basse, mais surtout dans les chœurs.
Ses interventions «à découvert» ponctuent les mélodies de « Lookout Mountain, Lookout Sea » d’échanges pongistes du plus bel effet, contraignant son mari à d’inédites prouesses vocales, pour le conduire sur les sentiers neufs d’un optimisme relatif, mais engageant. Au point donc d’avancer que ses chansons peuvent être reprises par tout un chacun; merci pour la partition! Tiens quelqu’un a tenté d’expliquer à son faux frère d’Adam Green (même taille, même phrasé à côté de la plaque) qu’on le préférait quand il la jouait modeste ?
Sauf qu’ils ne sont pas si nombreux dans le paysage musical actuel à écrire des chansons qu’auraient pu signer Johnny Cash (qui ne faisait plus que des reprises à la fin de sa vie), Léonard Cohen ou Townes Van Zandt. Toujours la même quelque part, mais de celles dont on ne se lasse jamais. Steve West en visite de courtoisie rappelle la solidité des liens d’amitié Silver Jews/Pavement et la consanguinité de quelques plans guitare (« San Francisco B.C ») et « My Pillow The Treshold » solde les comptes du passé à la manière d’un Neil Young endolori. Inspirée d’un bouquin écrit par le Français Marc Bloch (« L’Étrange Défaite ») au début de l’occupation allemande, « Strange Defeat » cristallise le scepticisme de Berman pour son époque et « Open Field » vient entériner l’exercice de la cover prise sur la plaque précédente. « Bonjour monsieur Maher Shalal Hash Baz, je n’avais pas encore eu l’honneur de vous connaître, mais un ami qui vous veut du bien a chanté vos louanges ».
Avec un petit effort d’adaptation, les textes, fins, drôles et truffés de détails, pourraient égayer quelques mornes cours d’anglais et une bonne partie des mélopées à deux voix de ce disque servir d’exercice pratique à une amusante thérapie de couple. À commencer par « Party Barge » et ses cris de mouettes et sirènes de bateaux enregistrés.
Au plus on est de fous…
Yannick Hustache