Des révoltes qui font date #66
17 novembre 1973 // Soulèvement de la jeunesse grecque contre le régime des colonels.
Sommaire
Un terreau pour les dictatures
Après une dictature à la fin des années 1930 et l’occupation italienne durant la deuxième guerre mondiale, la Grèce dut faire face à une guerre civile opposant les communistes aux royalistes, soutenus par des milices d’extrême-droite, avec l’appui des Américains et des Britanniques. L’issue du conflit maintint le roi Constantin II, qui eut toutes latitudes pour légiférer, bloquer des lois et même interférer dans les gouvernements successifs. Le pays se retrouva alors avec une économie ravagée et une armée au pouvoir démesuré. Des manifestations furent violemment réprimées et le parti communiste, interdit, se retrouva dans la clandestinité.
En 1963, lors d’un meeting du mouvement pour la paix, le député Lambrakis fut renversé par un triporteur et mourut quelques jours plus tard. Ses funérailles furent l’occasion d’une manifestation anti-gouvernementale de grande ampleur. En effet, l’impact de ce qui fut en fait un assassinat eut une influence considérable sur la population, les signes « Z » (Zei : il est là, il est vivant) apparaissant régulièrement sur les murs (1).
21 avril 1967 : le coup d’état des Colonels
C’est dans ce contexte de trouble et de fragilité, que survient le coup d’état des colonels (deux colonels et un général de brigade). Soutenus par les services secrets américains, les trois officiers envoient la nuit du 21 avril 1967 des dizaines de chars dans Athènes et, pour éviter la résistance du roi, en disposent également autour de la résidence royale. La radio de l'armée diffuse un communiqué truqué selon lequel certaines parties de la Constitution seraient en danger et indiquant que le roi aurait demandé à l’armée de prendre le pouvoir afin de maintenir l’ordre.
Pour conserver et consolider leur pouvoir, les colonels cherchent à éliminer, y compris physiquement, toute forme d’opposition et de contestation. Il faut que tout le monde soit « conforme » au régime. Ils révoquent des fonctionnaires et des militaires, démettent ou persécutent des personnalités politiques, exilent le roi, créent des tribunaux d’exception. Les partis et les syndicats sont proscrits et les opposants sont surveillés, emprisonnés et parfois torturés – plus de 6000 opposants sont envoyés dans le camp de concentration sur l’île de Gyaros.
Afin de laisser croire à une vie politique, des gouvernements fantoches se succèdent. Mais de nombreux Grecs comprennent que leur vie est en train de basculer. Le contrôle s’immisce jusque dans le quotidien en interdisant notamment les cheveux longs ou la mini-jupe.
Enfin, l’engagement social et politique des artistes les conduit en prison. Les chansons sont censurées, y compris le rebetiko ou le rock. Les dirigeants préfèrent confiner les gens et les inciter à regarder la télévision plutôt que se rendre au cinéma, considéré comme un lieu où peuvent se réunir les mécontents.
Je suis née grecque et je mourrai grecque. Mr. Pattakos est né dictateur et mourra dictateur. — Melina Mercouri
17 novembre 1973 : le soulèvement de la jeunesse
La résistance s’organise progressivement à l’intérieur d’organisations clandestines. En 1968, au décès dans de l’ancien premier ministre Papandreou dans sa résidence surveillée, 150 000 personnes défilent dans les rues en criant « Liberté ! ». La même année un résistant tente de faire exploser la voiture du chef de la junte. La contestation des milieux artistiques et intellectuels grecs prend le relai : beaucoup sont exilés et participent à la lutte depuis l’étranger, en France notamment autour de Sartre, Simon de Beauvoir ou Michel Leiris.
En février 1973, les étudiants de la faculté de droit commencent à se rebeller contre la junte et, du 14 au 17 novembre, ce sont ceux de l’Université Polytechnique d’Athènes qui se soulèvent. Ils se barricadent dans l’école et scandent « Pain ! Éducation ! Liberté ! ». Grâce à une radio clandestine qu’ils installent, ils font connaître leur cause dans tout le pays.
Le 17 à minuit, les chars de l’armée forcent la barrière de l’enceinte et vingt-quatre étudiants sont tués. Les autres sont ensuite expulsés de force puis enfermés. La répression se renforce.
Mais la dictature des colonels perd peu à peu le soutien des autres pays et, la pression internationale s’intensifiant, sombre quelques mois plus tard après l’échec d’un coup d’État à Chypre.
Le 17 novembre reste dans les mémoires comme le symbole de la résistance des étudiants face à la dictature.
Mikis, le résistant
Les artistes et les musiciens ont toujours été témoins et porte-paroles des révoltes et des résistances. En Grèce, Mikis Theodorakis, musicien protéiforme et d’une renommée internationale, a suscité un espoir de révolte face aux colonels à la fois par ses compositions et son engagement politique. Dès l’assassinat du député Lambrakis (« Z ») dont il était proche, il fonde les Lambrakidès (Jeunesse Démocratique), crée de très nombreux centres culturels et compose un grand nombre de chansons. Il s’oppose dès le deuxième jour à la dictature en lançant un appel à la résistance sous forme de tract et fonde le groupe de résistants du Front Patriotique.
Arrêté, emprisonné, torturé puis exilé dans les montagnes d’Arcadie en Grèce, il continue cependant à composer des œuvres (les cycles de chansons Ta Laika, Arcadia, O Ilios ke o Chronos, … et des oratorios). Déporté dans un camp de concentration, il doit séjourner à l’hôpital pour une tuberculose. Finalement, suite aux campagnes internationales initiées entre autres par Chostakovitch, Bernstein, Harry Belafonte et l’intervention de Jean-Jacques Servan-Schreiber auprès de la dictature, il est exilé en France en 1970, d’où il continue le combat.
La chanson « To yelasto paidi » (Le garçon souriant) effectue le rattachement entre des causes politiques marquées par la résistance.
Le garçon souriant est le surnom de Michael Collins, donné par la mère activiste de Brendan Behan. Ce poète irlandais a écrit The Laughing Boy en hommage à celui qui a mené la révolte pour l’indépendance de l’Irlande.
Incorporée dans une de ses pièces, la chanson a été traduite en grec et Theodorakis l’a mise en musique. Les paroles ont été adaptées à la situation en Grèce (par exemple « les fascistes » remplace « Les ennemis »). Musicalement, la mélodie semble légère malgré son mode mineur, sans doute par l’instrumentation aux bouzoukis. Elle s’éloigne du rebetiko classique en associant mélancolie à une certaine ironie. Maria Farantouri, figure engagée et militante politique, l’interprète brillamment de sa voix chaude de contralto.
Devenue un symbole de la lutte des peuples contre l’oppression, La chanson et ses variantes sont intégrées par Costa-Gavras comme thème principal du film « Z ».
To Yeslasto Pedi - L'enfant souriant
C'était un matin d'août où rougeoie l'aube
Je suis sorti prendre l'air sur la terre fleurie
J'ai vu une jeune femme pleurer à fendre l'âme
Mon cœur s'est brisé, l'enfant souriant avait péri
Il avait de la bravoure et du courage, et je pleurerai éternellement
Son pas sautillant, son rire, sa douceur
Maudite soit l'heure, l'instant fatal,
Les fascistes ont tué l'enfant souriant.
Si seulement il avait été tué à côté du chef
et si seulement l'avait emporté un fusilier grec
ou une grève de la faim en prison
J'aurais perdu avec dignité l'enfant souriant
Mon précieux amour, je t’aime et te le dirai toujours
pour ce que tu as accompli, je te pleurerai éternellement
parce que tu aurais anéanti tous les fascistes
Gloire et honneur à l'inoubliable garçon souriant
Parce que tu auras vaincu tous nos ennemis
Gloire et honneur à l’enfant qui rit
C'était un matin d'Août où rougeoie l'aube
Je suis sorti prendre l'air sur la terre fleurie
J’ai vu une fille pleurer à fendre l'âme
Mon cœur se brisa, l'enfant souriant avait péri.
Annie Nobel, la solidaire
D’autres artistes grecs ont montré leur opposition et leurs aspirations à la liberté à travers leurs chansons et leur musique. En France, si le soutien à la cause grecque ne fait pas l’ombre d’un doute, on compte peu de chansons en français pour supporter la résistance.
Encouragée à se lancer dans la chanson par Bernard Dimey, Francis Lai et Pierre Barouh, la jeune Annie Nobel part avec sa guitare en Grèce durant trois années et chante dans la taverne O Yeros tou Moria, en français, en anglais et en italien, où elle a l'occasion de chanter une ou deux chansons de Mikis Theodorakis.
Après son retour en France, elle apprend le coup d’état. « Quand, en 1967, la Grèce tomba aux mains des colonels dans l’indifférence générale, je fus profondément touchée et choquée, ayant vécu trois ans dans ce pays. J’écrivis 'Je suis venue quand-même' pour traduire mon émotion. »
Un responsable des Jeunesses Communistes entend la chanson au Cheval d’Or où elle chante et lui propose de représenter la France à Budapest avec cette chanson. Lors de ce spectacle retransmis à la télévision, elle chante son hommage à la Grèce dans une salle immense. « Je ne compris réellement qu’après le spectacle la portée de ce que j’avais modestement écrit dans ma cuisine : une délégation de Grecs, en larmes, me serraient les mains et m’embrassaient dans les coulisses. » (2)
Ce concert lui permet d’effectuer une tournée autour du lac Balaton.
Par après, elle enregistre plusieurs albums, part en tournée seule ou avec Philippe Richeux, propose des comédies et contes musicaux, chante Ferre, et se tourne aussi vers d’autres formes d’art.
Cette évocation de l’emprisonnent des opposants à la dictature, extraite de l’album Chansons engagées, est représentative de la chanson engagée des la fin des années 1960. Sobre, chantée à la guitare acoustique, elle émeut par sa retenue : un hymne à l’amour pour Athènes et un soutien indéfectible à la Grèce.
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Je suis venue quand même
Je suis venue quand même
Je suis venue quand même
Te voir dans ta prison
Là, du côté d’Athènes
Pour te faire ma chanson
On se bat dans le monde
On compte les soldats
Et voilà que tu tombes
Sans le moindre combat
Ils t’ont lié les mains
Ils t’ont chargée de chaînes
Mais personne ne vient
A ton secours, Athènes
Voici la cigarette
Qu’on donne au condamné
Ne courbe pas la tête
Ils vont t’assassiner
Un matin de soleil
Ils te fusilleront
Sans que leurs sentinelles
Ne prononcent ton nom
Que dirons-nous demain
A tes enfants de Grèce
De ce sang sur nos mains
Dénonçant nos faiblesses ?
Je suis venue quand même
Te voir dans ta prison
Pour te dire que je t’aime
Pour te faire ma chanson
Là du côté d’Athènes
Espagne sans canons
Daniel Mousquet
(1) L’histoire de Grigóris Lambrákis inspire le roman « Z » de Vassilis Vassilikos. À partir de celui-ci, Costa-Gavras réalise le film où Lambrákis est incarné par Yves Montand.
(2) Merci à Annie Nobel pour son aimable échange par courriel à propos de sa chanson.
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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