Cristian Vogel est un exemple vivant du décloisonnement qui se marquera progressivement, au milieu des années 1990, entre les musiques dites « sérieuses » et la techno. Les premières, dont une définition serait éminemment subjective, puisant selon les personnes dans les critères de jugement de la musique classique, du rock, ou des musiques alternatives, ont en commun un mépris pour les musiques de danse, musiques considérées comme fonctionnelles, dont la valeur artistique serait diminuée par la nécessité de répondre aux impératifs des pistes de danse. La techno, de son côté, s’est cherché une légitimité en s’alignant sur d’autres musiques électroniques, devenant musique à écouter, se rebaptisant de noms barbares comme « listening techno » ou « intelligent dance music ». Mais quelques artistes choisiront à l’inverse d’accentuer l’aspect subversif, physique et immédiat, de la musique de danse, tout en le tirant vers des constructions plus ambitieuses et des sonorités plus audacieuses.
Cristian Vogel s’est rapidement dirigé dans cette voie, comme DJ et comme musicien. Mais son parcours ne le destinait pas à l’origine à la techno, ni à la musique électronique, mais plutôt à la musique classique contemporaine qu’il a étudiée à l’Université du Sussex, dont il est sorti avec un diplôme en composition, le familiarisant a priori plus avec Stockhausen ou Pierre Henry qu’avec la scène de Detroit. Il choisira pourtant de ne pas suivre la filière académique, et se dirigera vers une musique électronique mêlant l’efficacité de la techno et un goût pour les sonorités atonales et la dissonance, héritée à la fois des avant-gardes musicales classiques et des musiques industrielles.
Specific Momentic est son deuxième album pour le label allemand Mille Plateaux, un label fondé par le musicien expérimental Achim Szepanski (P16D4), en marge des productions plus conventionnelles de la maison mère Force Inc., et qui basait sa philosophie à la fois sur les exigences éthiques d’un collectif comme Underground Resistance, sur les théories de Gilles Deleuze et Félix Guattari (à qui il emprunte son nom) et sur une volonté de mêler culture électronique et recherche expérimentale. À contre-courant d’une scène techno insouciante, hédoniste et frivole, exemplifiée par la Love Parade qui venait de voir le jour à Berlin, le label et ses artistes présentaient une version contestataire, intellectuelle et subversive de la musique électronique. Là où son prédécesseur Beginning to Understand, ou les autres albums de Vogel pour le label Tresor proposaient une vision décalée, dystopique, de la techno, en phase avec le style minimal et brutaliste d’un Jeff Mills ou d’un Robert Hood, mais avec une touche immanquablement personnelle, ce nouvel album s’éloigne des rythmes implacables du genre pour explorer des voies plus libres, aux métriques plus flottantes. Le tempo n’est pas seulement ralenti, il est régulièrement brisé, voire absent. L’album en deviendrait presque ambient si les sonorités grinçantes de Vogel et ses constructions complexes ne se refusaient au confort facile. Ses programmations de sons, très inhabituelles dans la musique électronique d’alors, plus proche des sonorités rugueuses des pionniers de l’électronique que des claviers mélodieux de son temps, font un usage abondant des systèmes aléatoires, et exploitent avec une grande pertinence les possibilités dissonantes du déphasage, des ring-modulators, du detuning, etc. Discordant sans être chaotique, abrasif sans être gratuitement agressif, Specific Momentic est un album qui se révèle par bribes à chaque nouvelle écoute, et qui reste tout aussi frais et atypique aujourd’hui qu’il y a quinze ans.

Benoit Deuxant