HEIMATKLÄNGE
Étrange idée que de consacrer un documentaire à la youtse, cette version primitive du yodel. Et étrange défi de faire qu’il soit plus qu’une évocation pittoresque et amusante d’une « suissitude » de carte postale, version Heidi. Stefan Schwietert est natif de Bâle, il vit aujourd’hui à Berlin. Il a déjà réalisé plusieurs films sur la musique, dont un consacré au cor des Alpes et deux à l’accordéon. Il se penche ici sur ce qu’il appelle « le plus archaïque des instruments », la voix. Il montre la youtse et le yodel non comme des survivances d’un temps ancien, mais comme un point de départ possible pour des formes de musiques très contemporaines.
Le film se concentre sur trois musiciens, qui tous, réalisent une synthèse des traditions alpines avec d’autres influences et possèdent une vision du monde plus cosmopolite que celle du reste de la Suisse. Nous rencontrons tout d’abord Christian Zehnder, qui, avec le joueur de cor des Alpes Balthasar Streiff, forme l’extraordinaire duo Stimmhorn. Nous le suivons des montagnes du Mittelland aux steppes de Tuva où le guide Huun Huur Tu, virtuose d’une autre tradition vocale, le chant diphonique. L’Appenzeller Noldi Alder formait il y a longtemps avec ses frères le fort populaire groupe folk « Alder Buebe » qui représentait le folklore suisse à travers le monde, mais il a préféré choisir des voies plus aventureuses. Il poursuit aujourd’hui une carrière musicale basée sur le « Naturjodel » qu’il explique comme un dialogue entre l’homme et la nature. Ses performances sont un égal mélange de chant traditionnel et d’éléments empruntés à la musique classique contemporaine ou à l’improvisation. Erika Stucky, enfin, est venue des États-Unis en Suisse à l’âge de 10 ans. Après avoir tiré un trait sur sa carrière de danseuse de hula-hoop, elle s’est lancée dans un cocktail anarchique de tradition alpine, d’avant-jazz et de cabaret, apparaissant sur scène aux côtés de George Gruntz, Dino Saluzzi ou Carla Bley. En solo ou en duo avec la chanteuse de rock Sina, elle produit des spectacles qui doivent autant à la Californie de son enfance qu’à son nouveau Heimat.
Si le yodel des origines est généralement reconnu comme une réponse naturelle à l’environnement des montagnes, à ses grands espaces et à son écho, poursuivre cette tradition hors contexte tient de la gageure. Le yodel a bien réussi pendant quelques années une acclimatation étrange au sein de la musique country et western, comme le rappelle la magnifique compilation American Yodeling, sortie sur le label Trikont, mais les années d’après-guerre l’ont vu relégué au rayon des curiosités un peu embarrassantes, comme les culottes de peau et les grandes chaussettes qui les accompagnaient. Bien qu’il soit aujourd’hui en voie de redécouverte, c’est principalement comme technique vocale et comme prouesse virtuose, plus que comme tradition. Le film nous le montre toutefois dans son élément d’origine, inséré dans un contexte, avec une fonction sociale. On y comprend la transformation de l’appel des montagnards et des bergers vers une forme de musique vocale a cappella et le passage de cette musique vers le format actuel des chansons « tyroliennes », avec un yodel limité au refrain, tel que l’explique Bart Plantenga dans son livre « Yodel-Ay-Ee-Oooo : The Secret History of Yodeling Around the World ». S’ils entretiennent des relations affectives extrêmement fortes avec leur canton de Suisse, ses traditions et ses paysages, les trois musiciens présentés cherchent tous à s’inspirer d’une sorte de yodel primitif et non d’une tradition folklorique plus récente, mais plus figée. C’est ce qui les motivera sans doute à chercher à se frotter à d’autres traditions, d’autres cultures. Christian Zehnder ira s’inspirer d’autres techniques vocales, comme le jeu de gorge et le chant diphonique de Mongolie et de Tuva, et enrichira son vocabulaire d’emprunts à d’autres styles musicaux. Erika Stucky se fera un devoir de briser toutes les conventions de la chanson traditionnelle. Et Noldi Alder se fera l’avocat d’un renouveau de la musique populaire, libérée des étiquettes et prête à abattre tous les cloisonnements obsolètes. C’est avant tout le trajet très personnel de ces trois musiciens que nous présente le film, leur engagement à repousser les limites de ce qu’on appelle traditionnel, et à trouver un équilibre entre leurs racines d’une part et l’originalité de leur démarche, d’autre part.
Benoît Deuxant
Discographie sélective
YODELING MAD! THE BEST OF COUNTRY YODEL VOL.1
I LOVE TO YODEL! THE BEST OF COUNTRY YODEL VOL.2
MUSIQUES ET MUSICIENS DU MONDE: SUISSE, ZÄUERLI, YODEL...