LIVE IN BERLIN' 84
(Jazzwerkstatt, Allemagne, 2007)
Quel entrain, quelle émotion se dégagent de ce duo piano/sax soprano.
Nous avons-là une preuve incroyable de la vivacité et de la clairvoyance d’un double jeu. Les musiciens sont soulevés l’un par l’autre. C’est un disque d’émulation : « s’il joue aussi bien, s’il dit cela, je peux répondre ceci, écoutez-moi ça ! »
Cette musique est d’une modernité déconcertante, je trouve qu’elle englobe tout le XXesiècle. C’est elle la musique contemporaine, celle du XXe et qui survivra à ce siècle. Dans un duo de ce niveau, dans une rencontre qui ressemble à l’admirable spirale de vie, la double hélice de la molécule d’ADN. Deux hommes, deux immenses pointures, Steve Lacy et son inaltérable soprano saxophone, plus en forme que sur les disques plus tardifs, avec Mal Waldron et son jeu de piano très percussif. Tous deux sont nés à New York dans les années 20, 30 et malheureusement décédés en 2002 et 2004 après avoir embrassé pour nous tout le siècle.
Ils avaient une passion commune, la musique de Thelonious Monk qu’ils réinterprètent de toutes les façons dans leurs collaborations fréquentes dans les années 80-90. Plusieurs enregistrements en témoignent, depuis leurs premières « Reflections » de 1958 en quartet avec Elvin Jones. Il y a dans le jazz cette façon de se passer la flamme du passé, de réactiver toute la création et de souffler sur les braises de l’histoire en intégrant volontairement dans son propre langage les mots des anciens, quitte à les transformer. C’est la tradition orale qui est transmise. Lire et lever la tête, improviser, innover. C’est l’humilité de savoir recevoir un héritage et de le transmettre à nouveau. C’est la vivacité du jeu de ces deux-là qui ne répètent pas mot pour mot, qui ne relisent pas leurs notes, qui chantent et dansent à leur manière en gardant le meilleur du passé. Steve Lacy qui interprète Monk qui interprète Ellington…
Revenons au live à Berlin en 1984. Ce disque figure dans les nouveautés parce qu’édité en 2007, mais il y a toute sa place, bien devant tous les pompeux ventres mous catalogués jazz et qui empestent le prestige, l’école et l’ennui. Je ne les citerai pas, je les ai oubliés. Je ne me risquerai pas non plus à décrire et comparer les styles propres de Steve Lacy et Mal Waldron, je n’en suis pas capable. Par contre, comme tout le monde, je peux ressentir pleinement l’importance, la force et la portée de leur jeu à travers cet enregistrement capté sur le vif. En 2006, ce jeune label berlinois avait déjà édité un album solo et live (1981) du sopraniste, « Steve Lacy Live At Jazzwerkstatt Peitz », excellent, mais moins facile d’accès que celui-ci. À deux, ils sont beaucoup plus émouvants. Leur dialogue est un exemple de communication chaleureuse. C’est le jeu d’un couple intime, il faut entendre cette grâce, ce sentiment unique qui prend vie dans « A flower Is A Lovesome Thing ». C’est de l’amour. L’album s’ouvre sur une « Improvisation » commune où Mal Waldron prend la température des flots cascadants du soprano, saute dans le train et parvient rapidement à danser en parallèle. Sans transition, Steve Lacy, échaudé, se lance subtilement dans la seconde plage « Blinks », Waldron lui emboîte le pas et on assiste à une étrange connivence entre les deux. Pendant que Lacy s’épanouit librement dans la première partie, fou comme un oiseau, Waldron s’immisce patiemment dans les interstices, développant dans l’ombre un florilège délicat avant de se laisser aller à emporter tout le thème avec lui. Sans transition de nouveau, Lacy entonne ce sublime morceau « A Flower Is A Lovesome Thing » signé Billy Strayhorn, un pianiste qui a joué avec Ellington dans les années 60.
Le jeu y est complètement détendu, Lacy sinueux, Waldron elliptique, accueillant. Sans rupture et tout naturellement Waldron entame « Snake Out », sa composition où il emmène Lacy dans une relation beaucoup plus animée, qui devient vite affolante, Waldron boxe, lance le sprint à 9 minutes de la fin. Les musiciens sont côte à côte, Lacy fait diversion, le pianiste se retrouve dans le décor, se relève, s’ébroue de notes magnifiques, Lacy le retrouve et c’est l’envolée finale, inattendue… Beaucoup d’applaudissements dans la salle et la réconciliation a lieu sur le célèbre « Epistrophy » de Thelonious Monk, solide be-bop où les deux virtuoses scandent encore une nouvelle ponctuation de notes.
Pierre Charles Offergeld