Strange Fruit est une chanson bouleversante de Billie Holiday, très politique, les fruits étranges étant des cadavres de « nègres » pendus aux arbres par le K.K.K. Le nom « Strange Fruit Project » est bien entendu choisi en connaissance de cause, pour marquer une filiation, s’inscrire dans une histoire. Mais le projet est déplacé, ne vise plus une intervention poétique de dénonciation. L’engagement politique se situe ailleurs, peut-être dans la volonté de faire reconnaître la valeur d’une esthétique hip-hop, un savoir-faire propre à la communauté africaine-américaine. Pour ce faire, le rap est présenté dans une version débarrassée de toute outrance et excroissance pittoresque, pas de flingues, pas de limousines craignos, pas de nanas incroyables. Ce qui est mis en avant: un flow hyper-élégant, fluide et racé, louvoyant près des courants soul, avec une mobilité très jazzy. Aucune vulgarité ne vient entacher les vocaux raffinés. Aucune fausse note dans cette production léchée. Léchée, sans être molle, il y a du nerf, de la poigne, mais noble. La machine est bien huilée, avec l’intervention de beatmakers très efficaces : 9th Wonder, Illmind, Nicolay, Jack One, Vitamin D… Ils renouvellent le rythme et l’attrait dance des morceaux. Parmi les invitées de classe, signalons une diva de la nu soul, Erykah Badu. Ce troisième CD de Strange Fruit Project n’est pas seulement encensé par les médiathécaires, il est considéré par les spécialistes comme un des meilleurs albums hip-hop de 2006…
Pierre Hemptinne