NIDHAMU + DARK MYTH EQUATION VISITATION
Les origines sur terre de cette entité musicale, en grande partie encore mystérieuse et non identifiée, se perdent dans les décors fantasmagoriques d’une cosmogonie pirate. Né aux alentours de 1914/1915, Herman « Sonny » Blount pose au milieu des années '50 les bases de l’odyssée exceptionnelle de Sun Ra avec une formation de plus ou moins 15 musiciens. Un groupe qui évoluera en communauté formative où l’on ne partage pas que le savoir musical, mais aussi un imaginaire africain qui doit réaffirmer la dignité culturelle des noirs. Ce groupe sera un organisme de passages et d’échanges avant de se fixer en big band plus ou moins fixe, soudé par une discipline créative et spirituelle durant toute la longue carrière de son créateur sous l’intitulé générique Arkestra.
Avant cela, bien sûr, Sun Ra aura dès les années '30 multiplié les apprentissages et les collaborations dans le milieu jazz. Il se consacre au clavier, piano et synthétiseur et développe des versions personnelles de son instrument, avec des ressources originales proches des Ondes Martenot et autres Theremin. Il devient une figure majeure du free-jazz et pourtant Sun Ra, c’est avant tout Sun Ra. Sous son propre label (Saturne) ou diverses autres marques indépendantes, il publie les preuves d’une créativité prolifique et formellement stupéfiante. La Médiathèque les rassemble autour de 140 titres différents, mais il doit y en avoir pas loin de 200 et, depuis sa présumée disparition, les éditions se multiplient, la matière musicale de Sun Ra ne cesse de proliférer, de lâcher de nouveaux satellites, trous noirs ou autres témoignages de fulgurances cosmiques.
Lors des premières plongées dans l’œuvre de Sun Ra, le dépaysement est total. Les climats, les constructions, les paysages, les excroissances, les fastes lumineux déstabilisent et laissent bouche bée, même pour celui qui « n’y comprendrait rien ». Mysticisme foudroyant, grande farce ? Les oreilles sont bombardées de matériaux sonores venus d’ailleurs, que l’on pourrait qualifier de loufoques et luxuriants, exhibés dans un décorum clinquant de pacotilles. Les termes galactiques pour qualifier sa musique ont été exploités jusqu’à l’usure et il est, de fait, difficile de s’en passer. Il serait tentant de voir en sa prestance majestueuse, alliage de superbes costumes, insignes fantaisistes et grandiloquences parodiques, la démarche d’un fou se prenant pour l’Empereur de toutes les Afriques. Mais c’est une manière bien « blanche » de qualifier cette musique et ses apparats. Sun Ra ne se prend pas pour un pape, la dérision n’est pas absente de son lustre. Mais ce qui peut paraître du folklore, un jeu de scène exubérant, est une entreprise très sérieuse, méticuleuse et rigoureuse, dont l’excès est aussi alimenté par le désespoir, non par une mascarade pour amuser la galerie. Face à la domination asphyxiante de la société blanche qui fixe les valeurs et les critères de jugement, Sun Ra désespère de rétablir l’éclat de son peuple et adopte les grands remèdes : l’exode fantastique, il délocalise la pensée, il effectue la plus prodigieuse déterritorialisation d’un imaginaire collectif, il reconstruit tout ailleurs, il prospecte de nouveaux espaces vitaux. La vie et l’avenir des Noirs sont tellement misérables, ravalés au stade indépassé du primitif, qu’il décide de redessiner une destinée lumineuse, d’échapper à la religion chrétienne, de repenser le monde en fonction de nouvelles mythologies non occidentales. Tout doit être différent. Pour que cette expérience puisse décoller, avoir un impact, elle ne doit pas être l’apanage d’un ego spécifique, elle doit être portée par un groupe, faire ses preuves comme style de vie partagé, faire masse et développer sa capacité à transformer tous les vocabulaires par lesquels passe la domination. C’est pourquoi l’Arkestra sera plus qu’un ensemble de musique. Il se méfiera même du jazz, terme inventé par les blancs et aux formes musicales évaluées par eux. Bien des amateurs, en pénétrant dans la musique de Sun Ra, resteront déconcertés. Et, de fait, ça reste un édifice étrange, audacieux, défiant les règles de la construction. Pour échafauder un univers aussi glorieux que celui des dominants, Sun Ra a rapproché égyptologie et science-fiction et établi des alliances entre musiques savantes, héritages africains et sous-cultures américaines (question d’alliance). Tout cela en érudit. Les deux concerts de 1971 qu’il donne avec le Solar Arkestra en Égypte représentent une fabuleuse conjonction de pensées, de lieux, de musiques. Tout coïncide pour dégager un flux de vibrations géantes.
Un premier concert enregistré « live », organisé de façon officielle, constitue une belle introduction à l’œuvre de Sun Ra (correspondant au CD « Horizon »). La deuxième prestation, plus débridée et délirante, présentée sur le CD « Nidhamu », délivre un message plus décoiffant. « Space Loneliness », « Solar Ship Voyage », « Cosmo-Darkness », « Why go to the Moon ? » ne sont donc pas à entendre au premier degré d’un afro-futurisme allumé. Il s’agit d’un code, comme celui des esclaves, jadis. Il est bien question de libérer la nation africaine et de l’inviter à s’ouvrir à de nouveaux royaumes. Les onze plages exposent et explosent les arcanes de ce nouveau système solaire. Onze météorites en ébullition. Musique de culte de la troisième dimension. Processions orchestrales qui réinventent spatialement l’héritage brass band. Éruptions de cuivres. Déluge de percussions. Moments de transes alternant aux instants d’errance. Plongée au cœur de la malédiction du peuple africain, nuit absolue traversée de métaphores, de scènes musicales mimant les cheminements vers la lumière, retraçant les étapes fantasmées de la délivrance. Signes mirobolants illuminant les cieux pour les migrants, les mutants. Musique totale à penser dans les termes du théâtre à la Artaud. Et buter en s’extasiant sur les improvisations invraisemblables de Sun Ra au synthétiseur, presque une énigme esthétique. Quelque chose de dément, tant le mélange entre discours savant, syntaxe spirituelle et flashs psychédéliques, donne quelque chose d’inédit, d’inclassable, une sorte de negro-spiritual technoïde, martien… Ces concerts en Égypte étaient aussi l’occasion de rencontrer et de jouer avec des musiciens locaux. Notamment Salah Ragab, leader de la Military Music Departements of Heliopolis, fondateur du premier big band égyptien en 1968. Sa version du jazz égyptien est beaucoup plus sage que les inventions de Sun Ra et peut s’entendre, avec délectation, sur un CD récent : « Ramadan in Space Time ».
Pierre Hemptinne