Des révoltes qui font date #30
30 janvier 1972 // Bloody sunday
Sommaire
How long? How long?
Coupée en son milieu par la Foyle avant que le fleuve ne se jette dans l’océan Atlantique, Derry offre sa physionomie duelle à une tragédie qui embrase l’Irlande depuis le Moyen Âge. En 1688, la ville, déjà rebaptisée Londonderry, devient le théâtre d’un siège, conséquence de la rivalité entre deux rois, Jacques II et Guillaume d’Orange. Le premier porte les couleurs du catholicisme, le second celles de la religion protestante. Le triomphe du camp dit des Orangistes garantit aux colons britanniques, présents en grand nombre, tous les avantages dus aux vainqueurs.
En 1922, à l’issue d’une guerre civile marquée par un épisode sanglant à Dublin, première occurrence du terme « Bloody Sunday » en Irlande, le sud du pays regagne son indépendance tandis que l’Ulster demeure sous allégeance de la couronne. Entre les protestants, légèrement majoritaires, et les catholiques, dont le taux de fécondité représente une menace démographique pour l’autre camp, le fossé ne cesse de s’approfondir.
Il faut dire ici que les deux communautés rivalisent moins sur un plan religieux ou identitaire que sur le terrain politique et social. Aussi, en écartant le référent confessionnel, on voit que le conflit met en évidence de flagrantes inégalités entre les unionistes, conservateurs fidèles à une alliance avec la Grande-Bretagne, et les républicains indépendantistes. On constate sans surprise que ces derniers sont sous-représentés au Parlement. Discriminés à l’embauche par les patrons protestants, ils ont à subir un taux de chômage supérieur à la moyenne sans bénéficier d’un accès assorti aux logements sociaux. Ce n’est évidemment pas dans leurs rangs que la police choisit ses recrues. Conséquence logique, à (London)Derry, les beaux quartiers du centre-ville sont tenus par les protestants, les catholiques se regroupant en banlieue dans le ghetto du Bogside.
But I won't heed the battle call
Durant les années 1960, l’Armée républicaine irlandaise est appelée à renaître de ses cendres. L’IRA reçoit le soutien des Irlandais du Sud (Eire), des émigrés américains, faisant aussi cause commune avec des mouvements insurrectionnels plus lointains au Pays basque, en Palestine ou en Amérique du Sud. Face à la menace latente que constitue un groupe armé en pleine réorganisation, Londres durcit son arsenal répressif : le régime autoritaire accorde les pleins pouvoirs à la police et à l’armée. On assiste à des transferts de population. On abat des innocents pour l’exemple. Les internements se font sans procès et on n’hésite pas à user de la torture contre les prisonniers politiques. La résistance civile renvoie coup pour coup. Le cycle de la violence est engagé.
Tous les républicains ne se reconnaissent pas dans les actions musclées de l’IRA dite provisoire. Certains se montrent plus modérés. Adeptes de la non-violence, ils se réclament de Gandhi et de Martin Luther King. Le député Ivan Cooper est un des leaders du Mouvement pour les droits civiques, créé en 1968 sur le modèle des pacifistes noirs américains. Homme politique convaincu de l'efficacité du dialogue, il ne prend pas égard à l’arrêté britannique qui rend toute manifestation illégale dans le pays. Il rallie la population de Derry et l’invite à rejoindre une marche pacifique pour la défense des droits civiques et la libération des prisonniers. L’événement aura lieu le 30 janvier 1972, après la messe, au départ du Bogside.
« — Il n’y aura pas d’excuses de la part des Britanniques, les gradés seront décorés. — »
Wipe the tears from your eyes
Pour l’occasion, l’IRA s’est engagée à déposer les armes. C’est que le défilé accueille un nombre considérable de participants, plusieurs milliers, ce qui est beaucoup pour une ville de la taille de Derry, et parmi eux des enfants, des personnes âgées. Bref, tout sauf des terroristes, contrairement à l’information qui circule au sein du régiment de parachutistes dépêché sur place, prétendument pour maintenir l’ordre. Car voilà ce qui, ce jour-là, attend les manifestants : des barrages de policiers équipés de gaz lacrymogènes et de fusils à balles en caoutchouc – la routine – et, dans l’ombre, un bataillon de militaires armés de fusils à balles réelles. Londres tient à donner l’exemple, c’est l’occasion de porter un coup fatal à l’IRA. Les paras, semble-t-il, sont convaincus d’avoir affaire à des militants hostiles. Aussi, informés de ce que certains manifestants, bloqués dans leur trajectoire, s’en prennent aux policiers en leur jetant des pierres, ces hommes font irruption parmi les civils et se mettent à tirer, arme à la hanche ou en visant les fuyards. Nombreux sont les blessés. Quatorze personnes perdent la vie, dont sept adolescents.
Oh, I can't close my eyes and make it go away
Il n’y aura pas d’excuses de la part des Britanniques, les gradés seront décorés. Une première commission d’enquête conclura que les paras ont agi en légitime défense, malgré le fait avéré qu’aucune arme n’aura été retrouvée sur les lieux. L’hypothèse de snipers postés sur les hauteurs n’est peut-être pas fausse, sans doute des militaires britanniques répondant à l’injonction de semer la panique. À moins que les paras n’aient reçu l’ordre direct de tirer. Cette hypothèse sera étayée par les propos de deux soldats saisis à leur insu, conversation dont l’enregistrement sera découvert plus tard, ainsi que d’autres preuves à charge contre la hiérarchie, dont aucune ne sera jugée concluante. Reste donc à savoir si les militaires ont agi en connaissance de cause ou si, au même titre que les manifestants, ils auraient été manipulés, pris au piège. Sous quelle autorité ? Questions cruciales que ni la première ni la seconde enquête, commissionnée par Tony Blair en 1998 (Saville Inquiry), ne permettront d’élucider. Une chose est certaine, l’IRA sortira renforcée de cette journée qui, de façon cruelle et durable, aura mis en échec la non-violence. En effet, à dater de cet événement, Londres suspendra le Parlement local et les bombes prendront la place des manifestations.
When fact is fiction and TV reality
Un témoignage essentiel ayant trait au massacre du 30 janvier 1972 nous vient d'une œuvre de fiction signée Paul Greengrass. Pour son quatrième film, sorti en 2002, le réalisateur britannique adopte un style hybride allant à la rencontre du documentaire. Presque paniquée, en proie à l’affolement, la caméra recrée un effet de réel, avec tout l’inconfort que l’on suppose d’une captation à vif. Les plans brefs, vacillants, précipités se succèdent, tenant lieu de mise en scène. Car trente ans après les faits, ce sont bien les gens de Derry que le cinéaste invite à rejouer leur propre drame ou celui de leurs parents. Les militaires, recrutés dans l'armée britannique, ne sont pas plus acteurs que les civils. Certains ont même officié en Irlande du Nord. Quant à la rigueur documentaire, seule l’éloquence du montage en laisse percevoir la pensée, ce souci d’exactitude dans les faits rejoués. Rien n’est dit, tout est action. La reconstitution saisit un bloc de vérité, laconique, concis, sans concession aucune pour le pouvoir britannique.
And the battle's just begun
Beaucoup moins engagée qu’il n’y paraît, la chanson de U2 sort en 1983. Troisième single de leur troisième album studio, Sunday Bloody Sunday reste un des plus grands succès du groupe dublinois. Le morceau contribue puissamment à ancrer l’événement dans la mémoire de ceux qui, n’étant pas Irlandais, ne l’ont pas vécu à titre personnel.
Une première ébauche du morceau naît sur la guitare de The Edge, un riff et quelques paroles visant à dénoncer les actions tant de l’UDA (Ulster Defence Association, organisation paramilitaire dans le camp des loyalistes) que les attentats de l’IRA. Sous la mention « Bloody Sunday », le guitariste ne songe pas à dissocier la date du 30/01/1972 de l’événement éponyme dont les habitants de Dublin firent les frais en 1920. Lorsque, plus tard, l’écriture du morceau deviendra l’affaire du groupe, le message ira encore en s’affaiblissant jusqu’à ce que, du tableau de la violence dressé dans ses strophes les plus âpres (Broken bottles under children's feet / Bodies strewn across the dead-end street), ne subsiste qu’un vague appel à la paix : We can be as one.
Se révèle ici la crainte du groupe d’engager sa responsabilité dans un événement polémique. Le risque d’être mal compris paraît trop élevé, qu’il s’agisse d’affirmer un soutien ou de critiquer l’IRA, lorsqu’au fond, c’est contre l’idée seule de la violence qu’on s’érige. Si la chose dénoncée s’efface, la chanson se porte vers une autre forme d’engagement, référence biblique à l’appui : The real battle just begun / To claim the victory Jesus won. En quoi il faut comprendre : faisons la guerre à la guerre… pour la paix.
Et c’est ainsi que par un beau paradoxe, sur un battement de tambour devenu légendaire, la non-violence célèbre son retour, arrimée à un événement qui, d’une manière particulièrement cruelle, en a prononcé la défaite.
Intertitres extraits des paroles de la chanson
Texte : Catherine De Poortere
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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