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Pointculture_cms | critique

LADIES MAN (THE)

publié le

Blues et vieux satyre, ça saigne

 

Blues et vieux satyre, ça saigne

Dur à cuire anachronique (presque nonante ans, crocodile salace agrippé à sa guitare) si ce n’est par le biais des blessures et des lésions où, là, le vieux bluesman chante en phase avec toutes les époques, il traverse les siècles, c’est son éternité de rejeté, de SDF intemporel à force d’en faire système mental (par métabolisme), corps et esprits mutilés-sublimés par l’alcool et les manques.

t-modelCe que ce nouvel enregistrement de T-Model Ford fait surgir comme permanence, comme actualité du blues, n’a rien à voir avec la nostalgie d’une époque. Cette musique datée, quand elle est jouée ainsi (rien d’extraordinaire en soi mais toujours de première main, sans une once de revival, en voie directe de la source originelle), quand elle émane ainsi de ce vécu singulier qui fait corps avec la misère historique du peuple blues, est étrangement indémodable, de plain-pied avec notre présent. Imaginez tel chanteur populaire de chez nous continuant à chanter à nonante ans les chansonnettes de ses débuts ! Il tiendra par l’effet nostalgique, le décalage ringard !

Il n’en est rien avec ce blues insoumis de T-Model Ford où même son rôle de satyre semble se poser comme une figure nécessaire. Pourtant, ce n’est pas son CD le plus ravagé où les bas instincts s’étalent avec le plus de force. Il est presque assagi, gentil. Peut-être gâteux mais ça ne se sent pas car, ce qui fascine est d’entendre comment, malgré les marques d’une vie passée à prendre des coups et à les soigner par diverses assuétudes corrosives  - alors qu’à ce régime suivi durant des décennies, les facultés mentales et créatives ne peuvent manquer de se détruire, causer des dysfonctionnements -, est que, quand il s’agit de faire le blues, tout s’assouplit et redevient fluide, c’est cette étonnante plasticité rudimentaire qui enchante et reste synchro avec les nouvelles maladies mentales de notre époque. Lumineuse et gouailleuse, « camouflant » les lésions, raideurs et autres absences, dans le rythme, dans la pulsion, dans le battement. Il y a superposition de la musique, sa structure de blues et les dégâts, les traumatismes, les marques. Et quand on sait que T-Model Ford après avoir connu les plantations, le coton, la prison pour meurtre continue à soigner sa réputation de « ladies man » (à « sortir la guitare pour récupérer une fille »), tous les éléments sont là pour entretenir la légende.

Voici un échantillon de comment s’écrit une légende blues sur Internet, avec cet extrait signé Little Johnny Jet (www.gonzai.com), jeune blanc admiratif devant le diable noir : « Lui seul avec un batteur apprivoisé, superbe animal dressé pour suivre son maître à la lettre ; les deux créent la boue nécessaire pour modeler le blues du Bayou. Uniquement rythmique, jouant plus sur les timbres que sur les notes ; les patterns ne ressemblent à rien de ce qu'un blanc pourrait apprendre dans les livres. Ce blues, il ne se joue que là-bas, à Louisville, Mississipi. Ce fameux rythme bancal mais groove, le fameux slinky qui ne se casse jamais la gueule car il est déjà rampant et va bientôt rentrer dans le revers de votre pantalon. Une musique de bassin, pour sûr, qui se danse à deux mais certainement pas dans un salon. « Devil Music », car T-Model possède cet air malin et l'œil humide perdu dans la chevelure cavalière de toutes les belles parisiennes. De véritables aristocrates de la beauté pour ce noir américain sudiste. Et il les tente, charbonneux comme le diable alors qu'il voulait prêcher dieu. »

T-Model Ford, s’il n’est pas le plus grand, est toujours là, témoin improbable, total revenant alors qu’il n’est jamais parti.


Pierre Hemptinne

 

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