STEPWISE
Batterie et cornet, duo éblouissant, un vrai « album de l’année »
C’est un dialogue entre batterie et cornet, tendre et étincelant, scintillant. Les deux protagonistes se connaissent bien, ils ont des parcours similaires et collaborent dans plusieurs formations. La complicité fait des merveilles dans cette formule en duo: la moindre aspérité, le moindre suspens semblent convergence. Ce sont des musiciens bardés de formations et de diplômes, de jeunes premiers qui n’auraient perdu ni leur spontanéité ni leur passion première, presque naïve, rayonnante. Ils connaissent la musique sous de multiples angles, instrumentistes, improvisateurs, compositeurs de musiques de films et de musiques classiques contemporaines, ils ont une souplesse et une élégance naturelles pour passer entre les codes, associer des regards et des influences différents à l’intérieur d’un même morceau et élaborer des audaces stylistiques en 3D. Taylor Ho Bynum est déjà un musicien couvert de récompenses. En 2005, son album Other Stories est sacré album de l’année par All About Jazz. Le New York Times, le Jazz Times, The Wire suivent de près sa carrière et s’enthousiasment régulièrement. Et il y a de quoi. Les raisons pour lesquelles il a choisi le cornet plutôt que la trompette, deux instruments très proches (même technique, mêmes doigtés, pistons semblables), en dit long sur la musicalité qu’il entend « aller chercher », libérer et sculpter de son souffle : « Il n’est ni agressif ni trop précis comme peut l’être la trompette. On joue plus facilement avec les notes, on a plus de liberté pour les tordre, les faire sortir des sentiers battus. Le cornet se marie avec les autres instruments d’une manière qui me plaît : il s’installe au sein de l’ensemble alors que la trompette a tendance à se mettre en avant. De plus, il me libère de certains stéréotypes liés à la trompette (fort, macho, etc.). Parmi mes héros, il y a de nombreux cornettistes : Rex Stewart, Don Cherry, Bobby Bradford. » (Entretien avec Julien Gros-Burdet, www.citizenjazz.com)
Les développements savants et abstraits alternent avec des thèmes expressifs et enjoués. La batterie est agile, aérienne, elle installe des pas japonais flottants, des rythmes suspendus et même quand elle monte en puissance, c’est tout en finesse. Dans certaines compositions, elle donne l’impression de battre le rythme à rebours, en marche arrière, avec précaution, ou d’encourager son partenaire à partir dans le hors-piste saccadé et imprévisible qu’il adore … Le cornettiste construit des fils narratifs exploitant au mieux les libertés laissées par l’instrument, construisant, sur la part de flou et d’approximation que laisse l’instrument, des vocabulaires très diversifiés, nuancés et complexes, provisoirement figés, cadenassés (mais on a l’impression qu’aussitôt après la dernière note, tout s’effondre dans le silence, comme château de sable sous la marée, tout est à reconstruire, ce qui, justement, semble motiver cette prolixité musicale jamais blasée). Il excelle aussi dans le vocabulaire gestuel tout en dérapages, glissandos et jets de fusées. Vocabulaire syllabique et animiste, imitant des voix, humaines ou non, graves, éraillées, pincées ou bourrues pour des histoires délicates ou canailles, fanfaronnes ou intellectuelles, répétitions baveuses ou éloquences brillantes, enivrées, jactances solaires, néologismes tordus. Plusieurs thèmes s’annoncent plus jazz que jazz, pépères, démarrage lent et nostalgique avant que le moteur poétique ne s’enclenche, agile dans ses pirouettes éblouissantes, arabesques inattendues, accélérations branquignoles et figures casse-gueule, s’étoffant au fur et à mesure de matières sonores ou, au contraire, se réduisant à un squelette narratif très maigre, erratique, danse aux pas serrés, entravés. L’ensemble respire, il y a de l’air, du silence et de la ponctuation, des changements de registres et de tension, des fusions et des divergences, ce qui tient en partie aux caractéristiques spatiales des instruments. « Il y a une difficulté physique liée à la pratique de ces instruments (trompette, cornet) et donc un problème d’endurance ; voilà pourquoi il est plus rare d’entendre un solo ou un duo avec cornet qu’avec saxophone ou piano. Pourtant le cornet peut être très « orchestral » dans sa gamme de timbres, tempéré ou non, et très expressif, donc accrocheur pour l’auditeur même en formation très restreinte. D’ailleurs, cette dimension physique peut être un avantage: les trompettistes ou cornettistes laissent nécessairement plus d’espace au partenaire, notamment aux batteurs. Les deux instruments fonctionnent dans un espace rythmique parfaitement articulé et y construisent une véritable conversation. » (www.citizenjazz.com). Voilà des phénomènes dont on n’a pas fini de reparler, renouveau scintillant de la scène jazz.
Pierre Hemptinne