Chronique d’une rage contenue - « The Power of the Dog », un film de Jane Campion (2021)
La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion n’est pas très prolifique, avec huit longs-métrages à son actif en trente ans ; The Power of the Dog est sa première production cinématographique depuis Bright Star qui date de 2009. Dans l’intervalle, elle s’est tournée – avec succès – vers la série, avec deux saisons de Top of the Lake, mettant en scène les enquêtes de l’inspectrice Robin Griffin jouée par Elisabeth Moss. Dans son nouveau film, adapté d’un roman de Thomas Savage écrit en 1967 (mais seulement traduit en 2002 en français), le personnage principal n’est pas une femme ; pour la première fois, elle met en avant des hommes. Et quels hommes !
Montana, 1925. Les frères Burbank, Phil et George, gèrent le ranch hérité de leurs parents. L’entreprise d’élevage de bétail et de chevaux est prospère et ils vivent dans un immense manoir perdu dans la nature. Phil (Benedict Cumberbatch) est le cowboy, mince et élancé ; il s’occupe des bêtes, gérant les troupeaux pour la vente avec l’aide d’une dizaine de vachers et s’occupant à mains nues de la castration des mâles. Il est érudit et a fait des études à l’université. Le métier de cowboy, c’est son ami décédé Bronco Henry qui lui en a appris toutes les ficelles et Phil reste très attaché à son souvenir. Il ne s’intéresse pas à son apparence extérieure, et vit dans la crasse, passant des jours sans se laver. Il tyrannise son frère George (Jesse Plemons), réservé et trapu, toujours en costume et chapeau melon. Il l’affuble du surnom de « Fatso », le rabaissant dans toutes ses actions, mais il ne peut vivre sans lui – ils partagent d’ailleurs toujours un lit depuis leur enfance.
George tombe amoureux de Rose (Kirsten Dunst), qu’il rencontre un jour où les deux frères vont livrer leur troupeau pour le vendre. Ils mangent et dorment dans la pension qu’elle tient pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils Peter (Kodi Smit-McPhee), un jeune homme efféminé et passionné de médecine, comme son père qui s’est suicidé. Pendant l’hiver, George épouse Rose et emmène sa nouvelle épouse au ranch familial. Phil ne le voit pas d’un bon œil et commence une campagne d’intimidation silencieuse, déstabilisant complètement la jeune mariée qui se réfugie dans l’alcool. Quelques mois plus tard, Peter vient passer l’été dans le ranch et se retrouve au milieu de cette situation malsaine. Moqué par Phil qui le nomme « Miss Nancy » ou « Little Lord Fauntleroy », il est la risée des vachers avec son jeans trop neuf et ses chaussures en toile blanches.
The Power of the Dog est un film glaçant et malsain; les ambiances sinistres collent à la peau. Il semble n’y avoir aucun espoir. Phil s’est enfermé dans une personnalité agressive et dominatrice, dans une masculinité toxique que seuls les vachers qui travaillent avec lui semblent apprécier. George a l’air de se soumettre, Rose s’abandonne et dépérit dans l’alcool, Peter est une victime facile. Mais est-ce que ce ne serait pas juste une façade ? Jane Campion, et Thomas Savage avant elle, s’attachent à disséquer la personnalité de Phil, à donner des pistes à son homophobie, à sa hargne, à sa brutalité, explorant les méandres d’une psyché troublée.
Benedict Cumberbatch s’est lourdement investi dans son rôle, très différent des gentlemen anglais qu’il interprète d’habitude. Il est ici un homme torturé, brûlant à petit feu de l’intérieur, et cela suinte par tous ses pores encrassés ; c’est un cowboy, pur et dur. Il est détestable et pourtant admirable dans sa performance. Kodi Smit-McPhee est bien plus mystérieux ; il joue le rôle d’un jeune homme efféminé et moqué, mais on sent une immense force émaner de lui, au fur et à mesure que l’histoire se déroule.
Tourné en Nouvelle-Zélande, le film évoque la beauté des paysages du Montana, le cinémascope accentuant l’immensité de l’horizon. Jane Campion a choisi une palette de couleurs alliant ambres et bruns, avec de temps en temps une touche de rose ou de rouge dans les vêtements de Rose, mais elle reste très neutre, délavée, en totale opposition avec la noirceur de l’histoire. Elle filme les paysages, mais joue aussi avec les cadres, en tournant certaines scènes depuis l’intérieur du manoir et de la grange avec une vue carrée ou rectangulaire sur le monde extérieur. Elle utilise les images types du western, l’immensité de la nature, le cowboy solitaire, le troupeau de bétail qu’il faut mener à bon port, mais elle montre aussi l’arrivée de la modernité. L’histoire se passant en 1925, il y a des voitures, des cocktails (avec petits parasols en papier – ce qui est en fait un anachronisme) et des robes très stylées, droites et tombant juste en dessous du genou pour Rose.
Composée par Jonny Greenwood (Radiohead), connu notamment pour ses excellents scores pour There will be blood ou Phantom Thread, la musique combine deux styles différents. Certains airs joués à la guitare se rapprochent de la musique old time et honky tonk de l’époque, avec des riffs répétitifs évoquant le banjo, l’instrument que joue Phil. D’autres sont orchestraux et rendent parfaitement bien l’atmosphère lourde et sinistre du film, accentuant le mélange de tension et d’isolation.
Le film pose la question de la masculinité et tente d’y répondre en faisant le portrait d’hommes qui semblent totalement opposés au départ : le désagréable et bourru Phil et l’efféminé et délicat Peter. Bien plus que le couple Rose-George, ce sont eux qui sont au centre du film avec des comportements qui questionnent le spectateur quant à leur masculinité, toxique ou non, extrême ou justement peu affirmée. Un film précis et contrôlé, toujours sur le fil du rasoir, avec une part d’explosion et de psychodrame.
The Power of the Dog, un film de Jane Campion
Etats-Unis, Nouvelle-Zélande, Canada, Australie, Grande-Bretagne – 2021 – 2h08
Texte : Anne-Sophie De Sutter
Crédits photos: Netflix
Agenda des projections:
Sortie en Belgique le 17 novembre 2021.
Le film est programmé dans la plupart des salles en Belgique.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
Dans le même dossier :