Thierry Zéno : L'Acte de voir avec ses propres yeux
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Namur, Bruxelles, le monde
Thierry Jonard, le futur Thierry Zéno, est né à Namur en 1950. Enfant et adolescent, il y fait ses études chez les pères jésuites, au Collège Notre-Dame de la Paix. Une ville et un ancrage catholiques qu’il fuira au plus vite – même s’il y reviendra régulièrement, mais pour honorer ses fous, ses francs-tireurs, ses artistes en porte-à-faux par rapport à la bonne société namuroise.
J’ai quitté Namur, ma ville natale, à dix-sept ans pour aller faire des études à l’Institut des arts de diffusion (IAD) à Bruxelles. Je considérais la ville de Namur comme très oppressante, très bourgeoise, très catho. Je crois que n’importe quel adolescent doit se trouver à l’étroit dans ce genre d’environnement. — Thierry Zéno in Richard Olivier, "Big Memory – Cinéastes de Belgique" (Impressions nouvelles, 2011)
À Bruxelles, à la fin des années 1960, c’est en commentant copieusement les allusions aux jésuites lors d’une projection des Quatre Cents Coups (François Truffaut) dans un cinéclub du Sablon qu’il fait la connaissance d’un autre jeune homme marqué par l’enseignement prodigué par la Compagnie de Jésus : le compositeur Alain Pierre, qui signera la musique et la mise en sons de deux de ses premiers films, coréalisés en triangle d’or par ses complices Dominique Garny et Jean-Pol Ferbus (Vase de noces en 1974 et Des morts en 1979).
En 1971, pour un film d’une demi-heure réalisé, produit et monté en solitaire, Bouche sans fond ouverte sur les horizons, il revient une première fois à Namur. Dans les couloirs d’un hôpital psychiatrique il filme les tableaux de Georges Moinet, un peintre schizophrène qui y vit reclus depuis une quinzaine d’années. Refusant toute voix off didactique, Zéno recueille aussi la parole – la logorrhée – à la fois hantée, visionnaire, proliférante mais aussi très précise de l’artiste qui commente ses propres œuvres.
Lorsqu’on découvre le film aujourd’hui (grâce au DVD édité récemment en coffret), on est frappé par la qualité du montage, par la finesse du rapport qui se tisse entre œuvres filmées et images des lieux et du peintre, sans oublier la maîtrise dans le choix de l’échelle des plans (plans larges architecturaux dans les couloirs de l’institution, gros plans sur des fragments du visage de Moinet).
Ensuite, Thierry Zéno utilise des bouts de pellicule inversible récupérés auprès d’amis cameramen à la télévision pour filmer avec Jean-Pol Ferbus et son ami d’adolescence Dominique Garny (qui y incarne aussi le rôle principal) ce qui reste sans doute son film le plus connu, le plus « culte » : Vase de noces, sorte de fable transgressive contant l’amour – jusqu’à la procréation – d’un homme reclus dans une ferme en ruines pour une truie. Une fois achevé et montré, le film divise spectateurs et critiques. Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque française, finance le gonflage de la copie 16mm en copie 35mm ; le film est récompensé au cinquième festival EXPRMNTL de Knokke par un jury qui comprend entre autres Dusan Makavejev et Stephen Dwoskin. Distribué au Japon, Vase de noces ne sort pas en salles en Belgique et est confronté à la censure en France après une projection tumultueuse à la Semaine de la critique à Cannes.
Le côté contestataire du film a parfois été exagéré dans l’opinion de certains critiques, qui se sont très souvent attachés à son contenu, mais très peu à sa forme. C’est pour ça, finalement, qu’il a créé une grande controverse. On pourrait dire, pour schématiser, que cette controverse opposait finalement des gens attachés à la forme et des gens scandalisés par le récit. — Thierry Zéno, entretien avec Julien Broquet pour le site Cinergie peu de temps avant sa mort en 2017
Après plusieurs années passées à travailler sur le projet Des morts [Cf. ci-dessous], Thierry Zéno poursuivra une œuvre en deux embranchements, l’un plutôt lié aux films sur l’art (sur le Namurois Félicien Rops, sur Eugène Ionesco, sur Les Tribulations de saint Antoine) et l’autre plutôt ethnographique (notamment au Mexique, sur les traces de cet autre Namurois que fut Henri Michaux, au Chiapas, chez les Indiens Tzotzils et les zapatistes).
La mort à l’écran
La mort est partout autour de nous. Il y a cette formule qu’on répète souvent, sans trop y réfléchir, avec l’aplomb des évidences : elle serait « la seule certitude de nos vies ». Depuis presque deux ans, elle s’invite sous forme de statistiques (donc sous son pan collectif, désindividualisé et anonymisé) chaque soir au journal télévisé. Elle est omniprésente – depuis bien plus longtemps que le début de la pandémie du Covid-19 – dans les actualités télévisées (guerres, famines, attentats, etc.) ; tout comme elle l’est, dans des formes et des mises en scène fort différentes – stylisées, elliptiques, dématérialisées – dans des pans entiers du cinéma de genre : films de guerre, d’horreur, westerns, thrillers, slashers, etc.
Par rapport à ces dizaines ou centaines de milliers de morts « de convention », complètement ou en partie désincarnées et extraites du champ de la réalité, peu de cinéastes ont pris le temps de filmer la mort (le patient en fin de vie, le cadavre) dans une approche documentaire qui ne détourne pas le regard. Je pense par exemple à The Act of Seeing With One’s Own Eyes [L’Acte de voir avec ses propres yeux* – Cf. titre de cet article], film d’une demi-heure de Stan Brakhage rendant compte, sans rien en cacher, d’une autopsie pratiquée à Pittsburgh en 1971, ou à Near Death filmé par Frederick Wiseman en 1989 dans une unité de soins intensifs à Boston. Non sans contradiction, la présence de la mort sur les écrans (de cinéma et de télévision) tient à la fois presque de la routine, de la banalité et du tabou, de l’irreprésentable.
À la fin des années 1970, pendant plusieurs années, faisant suite à de nombreuses lectures et une longue recherche préliminaire sur le sujet, Zéno, Garny et Ferbus vont entreprendre une série de voyages (qui au total les éloigneront de Belgique pour neuf mois de tournage) et rapporter trente heures de rushes de pratiques culturelles funéraires tournées en Thaïlande, en Corée du Sud, au Népal, aux États-Unis, au Mexique et en Hesbaye namuroise). Sans commentaire surplombant, laissant infuser les informations nécessaires par la parole dans le cadre de certains intervenants, par les textes des chansons liées à certains de ces rites funéraires mais surtout par les images elles-mêmes, Des morts apparait comme un film de sensations, de réflexion, de méditation et de confrontation plutôt que comme un document didactique.
Bien sûr (et heureusement), le film n’est pas neutre ni dépourvu de point de vue. Jouant par un montage intelligent de la juxtaposition et des contrastes entre différentes manières de réagir à la mort, il ne peut que faire apparaître des usages qui sont plus « vivants », plus incarnés, plus collectifs, plus lucides et d’autres plus froids, plus distants ou plus fuyants.
À ce titre, le début du film est très explicite. Un employé de pompes funèbres américain (comme la série télévisée Six Feet Under nous en a fait côtoyer par la fiction pendant cinq saisons au début des années 2000) explique la pratique de l’embaumement et commente en direct le maquillage de la main d’un cadavre pour lui redonner l’illusion des couleurs rosées du corps en vie. Générique. Cut. Nous nous retrouvons en Thaïlande, au sein de la population animiste des Hmong. Le cadavre d’une vielle femme porte une bougie allumée posée sur le torse. Elle est entourée par ses proches. Un bébé joue dans les bras de son père à proximité immédiate du visage gonflé de la défunte. Un homme chante. Dehors, d’autres hommes tirent en l’air à la carabine. La cérémonie dure plusieurs jours et les vingt premières minutes du film lui sont consacrées. C’est une cérémonie haute en couleur et complexe, combinant musique (incroyable musique de khènes ou orgues à bouche), sacrifices d’animaux, pyrotechnie et mobilisant toute la communauté afin d’assurer la transmigration de l’âme de la trépassée.
Au long de l’heure restante du film, les trois cinéastes (et leur monteur Roland Grillon) continuent à suggérer la différence entre une conception de la mort impliquant des rites, des moments symboliques pour y survivre en tant que groupe humain, et – surtout aux États-Unis – un mode opératoire se décomposant en actes spécialisés, techniques ou commerciaux (embaumer, vendre des cercueils, cryogéniser des corps, disperser les cendres en avion, etc.).
Au-delà des images parfois difficiles ou impossibles à regarder (selon la sensibilité de chacun : sang, cages thoraciques ouvertes, regards perdus dans le vide des personnes en fin de vie, etc.), Des morts est un film-choc impossible à oublier – même des années après sa première vision – et qui nous aide à envisager, penser et vivre la mort.
Philippe Delvosalle
article paru à l'origine dans Lectures.Cultures n°26 (janvier-février 2022)